
Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur les récits de Colette et sur le parcours "La célébration du monde". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
1. Célébrer le spectacle de la nature, source de l’exaltation des sens
La nature, les paysages, les fleurs, les arbres, la forêt, la plage ou encore la ville sous la neige, sont omniprésents dans les récits de Colette. Ils sont toujours célébrés pour leur beauté, dans une extase qui convoque et mêle tous les sens.
Je tendais mes oreilles « sur Moutiers » ; de l’horizon venaient un bruit égal de perles versées dans l’eau et la plate odeur de l’étang criblé de pluie, vannée sur ses vases verdâtres… Et j’attendais, quelques instants, que les douces gouttes d’une averse d’été, sur mes joues, sur mes lèvres, attestassent l’infaillibilité de celle qu’un seul être au monde – mon père – nommait « Sido ».
Sido, « Sido ».
Ici l’ouïe a un grand pouvoir. Le bruit de la pluie qui tombe sur un étang hors du village où Colette et sa mère se trouve permet de reconstruire mentalement l’espace et de prévoir l’arrivée prochaine de la pluie.
À quoi penses-tu, toi, la tête renversée ? Tes yeux tranquilles se lèvent vers le soleil qu’ils bravent… Mais c’est pour suivre seulement le vol de la première abeille, engourdie, égarée, en quête d’une fleur de pêcher mielleuse… Chasse-là ! elle va se prendre au vernis de ce bourgeon de marronnier !… Non, elle se perd dans l’air bleu, couleur de lait de pervenches, dans ce ciel brumeux et pourtant pur, qui t’éblouit…
Les Vrilles de la vigne, « Le dernier feu ».
Ici, cette scène de la fin de l’hiver, dont une abeille est le protagoniste central, vue par une femme allongée dans la nature qui regarde vers le haut, est exceptionnellement riche en couleurs, par les éléments décrits et la lumière particulière du soleil qui éblouit.
Nous étions sorties pour contempler la neige, la vraie neige et le vrai froid, raretés parisiennes, occasions, presque introuvables, de fin d’année… Dans mon quartier désert, nous avons couru comme trois folles (…) notre joie haletante de chiens lâchés. Du haut du talus, nous nous sommes penchées sur le fossé que comblait un crépuscule violâtre fouetté de tourbillons blancs ; nous avons contemplé Levallois noir piqué de feux roses, derrière un voile chenillé de mille et mille mouches blanches vivantes, froides comme des fleurs effeuillées, fondantes sur les lèvres, sur les yeux, retenues un moment aux cils, au duvet des joues… Nous avons gratté de nos dix pattes une neige intacte, friable, qui fuyait sous notre poids avec un crissement caressant de taffetas. Loin de tous les yeux, crissement caressant de taffetas. Loin de tous les yeux, nous avons galopé, aboyé, happé la neige au vol, goûté sa suavité de sorbet vanillé et poussiéreux…
Les Vrilles de la vigne, « Rêverie de nouvel an ».
Le récit de cette sortie dans Paris enneigé par Colette et ses deux chiens est l’occasion d’une véritable prise de possession physique de la nature, par la vue, le toucher, l’ouïe et même le goût.
FORÊT DE CRÉCY
(…) À la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum. (…) Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs… (…) ils embaument la truffe fraîche
Les Vrilles de la vigne, « En marge d’une page blanche II ».
Dans cette forêt de la Baie-de-Somme, les odeurs et les parfums ont un pouvoir qui attire la promeneuse, comme porteurs de forces mystérieuses de la nature.
2. Célébrer le spectacle merveilleux des animaux
Célébrer les animaux, les « bêtes » comme dit Colette, se fait dans le même esprit qu’avec les paysages de la nature, pour le plaisir et l’exaltation des sens.
Ce plaisir ne tombe pas tout seul, il exige une initiation, qui lui vient de sa mère Sido.
Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines…
– Chut !… Regarde…
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée…
– Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…
– Mais, maman, l’épouvantail…
– Chut !… L’épouvantail ne le gêne pas…
– Mais, maman, les cerises !…
Sido, « Sido »
L’observation des oiseaux et des insectes ailés donnent lieu à des scènes à la fois poétiques et si précises qu’elles ressemblent à des descriptions savantes. Symboles de grâce et de liberté absolue, ils révèlent le rêve d’apesanteur de Colette, en lien avec la légèreté de son pas de jeune fille se promenant dans la campagne, ou avec son statut de danseuse.
A. Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’Est obscur, en goéland de neige…
Les Vrilles de la vigne, « Partie de pêche ».
B. Le rouge-gorge (…) alla chanter sa victoire à petits cris secs, invisible au plus épais du marronnier. Il n’avait pas reculé devant la chatte. Il s’était tenu suspendu dans l’air, un peu au-dessus d’elle en vibrant comme une abeille.
Les Vrilles de la vigne, « Amours ».
C. Ô toi qui me nommes danseuse, sache, aujourd’hui, que je n’ai pas appris à danser. Tu m’as rencontrée petite et joueuse, dansant sur la route et chassant devant moi mon ombre bleue. Je virais comme une abeille, et le pollen d’une poussière blonde poudrait mes pieds et mes cheveux couleur de chemin…
Les Vrilles de la vigne, « Chanson de la danseuse ».
Enfin, le spectacle des animaux est toujours parfaitement harmonieux, comme s’il représentait une harmonie originelle, pure, qui donne lieu à un extraordinaire spectacle à voir et à entendre.
J’ai vu chanter un rossignol sous la lune, un rossignol libre et qui ne se savait pas épié. Il s’interrompt parfois, le col penché, comme pour écouter en lui le prolongement d’une note éteinte… Puis il reprend de toute sa force, gonflé, la gorge renversée, avec un air d’amoureux désespoir. Il chante pour chanter, il chante de si belles choses qu’il ne sait plus ce qu’elles veulent dire. Mais moi, j’entends encore à travers les notes d’or, les sons de flûte grave, les trilles tremblés et cristallins, les cris purs et vigoureux, j’entends encore le premier chant naïf et effrayé du rossignol pris aux vrilles de la vigne.
Les Vrilles de la vigne, « Les Vrilles de la vigne ».
3. Les animaux pour parler de soi et des hommes
Les chiens et les chats qui apparaissent, parfois comme personnages principaux dans Les Vrilles de la vigne, font revivre les animaux familiers de la vie intime de Colette. Mais ils ont surtout comme fonction d’illustrer les comportements humains, et en particulier de porter la complexité des points de vue et de la psychologie de Colette.
L’opposition entre chien et chat. Les chiens sont « chaleureux » se donnent aisément à leur maîtresse chez qui ils comblent un fort besoin de reconnaissance et d’affection. Mais c’est « un peu trop facile ». Les chats, quant à eux, ont une humeur plus changeante et complexe, et une personnalité plus affirmée, liée à leur hyper-sensibilité (« hyperesthésie »). Leur caractère exige une initiation, une expertise : ils ne se donnent qu’à qui sait les prendre. Il est évident que les chats sont le modèle de Colette elle-même.
A. Loin de moi de vous oublier, chiens chaleureux, meurtris de peu, pansés de rien. Comment me passerais-je de vous ? Je vous suis si nécessaire… Vous me faites sentir le prix que je vaux. Un être existe donc encore, pour qui je remplace tout ? Cela est prodigieux, réconfortant, – un peu trop facile.
Les Vrilles de la vigne, « Amours ».
B. Futile, rêveuse, passionnée, gourmande, caressante, autoritaire, Nonoche rebute le profane et se donne aux seuls initiés qu’a marqués le signe du Chat. Ceux-là même ne la comprennent pas tout de suite et disent : « Quelle bête capricieuse ! » Caprice ? point. Hyperesthésie nerveuse seulement. La joie de Nonoche est tout près des larmes, et il n’y a guère de folle partie de ficelle ou de balle de laine qui ne finisse en petite crise hystérique, avec morsures, griffes et feulements rauques. Mais cette même crise cède sous une caresse bien placée, et parce qu’une main adroite aura effleuré ses petites mamelles sensibles, Nonoche furibonde s’effondrera sur le flanc, plus molle qu’une peau de lapin, toute trépidante d’un ronron cristallin qu’elle file trop aigu et qui parfois la fait tousser…
Les Vrilles de la vigne, « Nonoche ».
Les chats permettent aussi de peindre les rapports amoureux humains, et d’en donner une représentation ambigüe, à la fois érotique et marquée par une certaine violence, dont on a du mal à savoir si elle appartient complètement au scénario amoureux ou si elle est porteuse d’une souffrance réelle. La tirade du « Matou » montre en tout cas une forme de sensualité qui révèle chez Colette un goût certain pour le scandale, mais aussi des blessures personnelles.
Mais quelque chose arrête court son geste, quelque chose oriente en avant ses oreilles, noircit le vert acide de ses prunelles…
Du fond du bois où la nuit massive est descendue d’un bloc, par-dessus l’or immobile des treilles, à travers tous les bruits familiers, n’a-t-elle pas entendu venir jusqu’à elle, traînant, sauvage, musical, insidieux, – l’Appel du Matou ?
(…)
« Mes dents courberont ta nuque rétive, je souillerai ta robe, je t’infligerai autant de morsures que de caresses, j’abolirai en toi le souvenir de ta demeure et tu seras, pendant des jours et des nuits, ma sauvage compagne hurlante… Jusqu’à l’heure plus noire où tu te retrouveras seule, car j’aurai fui mystérieusement, las de toi, appelé par celle que je ne connais pas, celle que je n’ai pas possédée encore… Alors tu retourneras vers ton gîte, affamée, humble, vêtue de boue, les yeux pâles, l’échine creusée comme si ton fruit y pesait déjà, et tu te réfugieras dans un long sommeil tressaillant de rêves où ressuscitera notre amour… Viens !…
Les Vrilles de la vigne, « Nonoche ».
La chatte Nonoche, qui résiste d’abord à l’appel du mâle, cède devant l’attirance du « bois hanté », où le Matou cherche à l’attirer, en se faisant tour à tout tendre et menaçant.
4. La célébration ambigüe de la vie parisienne, entre attirance et rejet
Dès la première page de Sido, l’opposition entre Paris et la province apparaît, dans la longue tirade de la mère de Colette, Sido. Celle-ci présente les Parisiens de manière ironique, par leur sentiment de supériorité. Elle fait le choix explicite d’appartenir à la province, dont elle fait l’éloge pour la « pureté des mœurs » et la beauté des maisons anciennes.
Pourtant, ce choix n’empêche pas sa mère d’être attirée par bien des aspects du Paris moderne, comme les théâtres, la mode, les fêtes, le luxe… Il s’y rend tous les deux ans et en rapporte des souvenirs (programmes des spectacles, chocolat, parfum…) et le plaisir de raconter son séjour.
SIDO
– Et pourquoi cesserais-je d’être de mon village ? Il n’y faut pas compter. (…) Je ne peux pas m’empêcher de rire en constatant combien tous les Parisiens sont fiers d’habiter Paris, les vrais parce qu’ils assimilent cela à un titre nobiliaire, les faux parce qu’ils s’imaginent avoir monté en grade. (…)
En vraie provinciale, ma charmante mère, « Sido », tenait souvent ses yeux de l’âme fixés sur Paris. Théâtres de Paris, modes, fêtes de Paris, ne lui étaient ni indifférents, ni étrangers. (…) Le peu qu’elle goûtait de Paris, tous les deux ans environ, l’approvisionnait pour le reste du temps. Elle revenait chez nous lourde de chocolat en barre, de denrées exotiques et d’étoffes en coupons, mais surtout de programmes de spectacles et d’essence à la violette, et elle commençait de nous peindre Paris dont tous les attraits… Sido, « Sido ».
Paris, à une certaine époque de la vie de Colette, est le lieu de la liberté et de l’émancipation. Après sa séparation avec Willy, Colette se lance dans la carrière du music-hall, elle monte sur scène. Si cela l’exclut de la haute bourgeoisie parisienne, elle célèbre ce qu’elle y gagne : non seulement la liberté, notamment financière, mais aussi l’authenticité des relations sociales et la fierté de faire scandale. Elle fréquente des femmes qui vendent leurs charmes, et les préfère à tous les « gens laids », faux.
« Je veux faire ce que je veux. Je veux jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux me retirer dans une île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont beaucoup de femmes de joie. (…) Je veux sourire à tous les visages aimables, et m’écarter des gens laids, sales et qui sentent mauvais. Je veux chérir qui m’aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde… » Les Vrilles de la vigne, « Toby-Chien parle ».
Dans ce chapitre, le récit nous fait entrer dans les coulisses des spectacles dans lesquels jouait Colette. Elle prend ici un grand plaisir à raconter une époque heureuse, à travers l’envers du décor, ici une répétition.
« Madame Loquette » est évidemment un double de Colette elle-même.
On y voit des aspects très prosaïques, avec par exemple le « sandwich au jambon » qui lui sert de repas. Et on assiste aussi à un dialogue cocasse, où le « patron » demande à Colette de se dénuder davantage lors d’une scène, qui finit par cette réplique : « Lâchez un sein ! ». Il est difficile de savoir si cette scène exprime la fierté de Colette de se jouer du conformisme, son plaisir à provoquer le spectateur, ou bien si elle cherche aussi à susciter une gêne chez le lecteur devant la pression qu’elle subit de la part du patron.
Mme Loquette, les yeux ailleurs, ne répond rien et souhaite seulement, de toutes les forces de son âme, un sandwich au jambon, ou deux, – ou trois, – avec de la moutarde…
Silence soucieux.
– Enfin, soupire le patron, voyons le dessous… Allez-y, W…, prenez votre scène au moment où vous lui arrachez sa robe… (…)
Le patron cherche, clappe des lèvres, ronchonne :
– Évidemment, évidemment… Ce n’est pas… Ce n’est pas assez… pas assez nu, là ! (…)
– Pas assez nu ! qu’est-ce qu’il vous faut ?
– Eh ! il me faut… je ne sais pas, moi. L’effet est bon, mais pas assez éclatant, pas assez nu, je maintiens le mot ! Tenez, cette mousseline sur la gorge… C’est déplacé, c’est ridicule, c’est engonçant… Il me faudrait…
Inspiré, le patron recule de trois pas, étend le bras, et, d’une voix d’aéronaute quittant la terre :
– Lâchez un sein ! crie-t-il.
Les Vrilles de la vigne, « Music-halls ».
Ce chapitre, bien résumé par son titre, est une satire de la société du paraître, du jeu social, qui règne dans les milieux bourgeois de la Belle Époque, et dont souffre son amie Valentine.
Les Vrilles de la vigne, « De quoi est-ce qu’on a l’air ? ».
5. La célébration de l’amour et de la sensualité
Le chapitre « Nuit blanche » fait le récit d’une nuit passée à deux dans un lit : on identifie aisément Colette et son amante Missy. Le texte s’ouvre sur une longue description du lit, symbole de l’amour et de la sensualité, qui est même personnifié comme un dieu. L’amour est vu ici comme une pure fusion entre deux êtres, et la sensualité est marquée par la présence de l’odeur des corps, la pesanteur des corps qui s’enfoncent dans le lit, la lumière tamisée de la lampe dans la nuit.
NUIT BLANCHE
Il n’y a dans notre maison qu’un lit, trop large, pour toi, un peu étroit pour nous deux. Il est chaste, tout blanc, tout nu ; aucune draperie ne voile, en plein jour, son honnête candeur. Ceux qui viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent pas les yeux d’un air complice, car il est marqué, au milieu, d’un seul vallon moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule.
Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids de nos deux corps joints creuse un peu plus, sous son linceul voluptueux, ce vallon pas plus large qu’une tombe.
Ô notre lit tout nu ! Une lampe éclatante, penchée sur lui, le dévêt encore. Nous n’y cherchons pas, au crépuscule, l’ombre savante, d’un gris d’araignée, que filtre un dais de dentelle, ni la rose lumière d’une veilleuse couleur de coquillage… Astre sans aube et sans déclin, notre lit ne cesse de flamboyer que pour s’enfoncer dans une nuit profonde et veloutée.
Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d’une bienheureuse défunte. C’est un parfum compliqué qui surprend, qu’on respire attentivement, avec le souci d’y démêler l’âme blonde de ton tabac favori, l’arôme plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé qui s’exhale de moi ; mais cette agreste odeur d’herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne ?
Reçois-nous ce soir, ô notre lit, et que ton frais vallon se creuse un peu plus sous la torpeur fiévreuse dont nous enivra une journée de printemps, dans les jardins et dans les bois. (…)
Les Vrilles de la vigne, « Nuit blanche ».
À la fin de « Nuit blanche », le récit se fait au futur, comme une sorte de fantasme ou de rêve sensuel et érotique, et se termine avec le plaisir, l’orgasme : la « volupté ».
Bientôt la barre lumineuse, entre les rideaux, va s’aviver, rosir… Encore quelques minutes, et je pourrai lire, sur ton beau front, sur ton menton délicat, sur ta bouche triste et tes paupières fermées, la volonté de paraître dormir… C’est l’heure où ma fatigue, mon insomnie énervées ne pourront plus se taire, où je jetterai mes bras hors de ce lit enfiévré, et mes talons méchants déjà préparent leur ruade sournoise…
Alors tu feindras de t’éveiller ! Alors je pourrai me réfugier en toi, avec de confuses plaintes injustes, des soupirs excédés, des crispations qui maudiront le jour déjà venu, la nuit si prompte à finir, le bruit de la rue… Car je sais bien qu’alors tu resserreras ton étreinte, et que, si le bercement de tes bras ne suffit pas à me calmer, ton baiser se fera plus tenace, tes mains plus amoureuses, et que tu m’accorderas la volupté comme un secours, comme l’exorcisme souverain qui chasse de moi les démons de la fièvre, de la colère, de l’inquiétude… Tu me donneras la volupté, penché sur moi, les yeux pleins d’une anxiété maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eu…
Les Vrilles de la vigne, « Nuit blanche ».
Ici, le plaisir sensuel est mis en parallèle avec la course gracieuse dans la nature, et à la grâce de la danse, comme si tout cela n’était que des formes différentes du plaisir que Colette prend à vivre, au milieu du monde. Le plaisir vient aussi de la description de sa beauté et de son propre pouvoir de séduction.
Tu m’as dit : « Cueille ces fleurs, poursuis ce papillon… » car tu nommais ma course une danse, et chaque révérence de mon corps penché sur les œillets de pourpre, et le geste, à chaque fleur recommencé, de rejeter sur mon épaule une écharpe glissante…
Dans ta maison, seule entre toi et la flamme haute d’une lampe, tu m’as dit : « Danse ! » et je n’ai pas dansé.
Mais nue dans tes bras, liée à ton lit par le ruban de feu du plaisir, tu m’as pourtant nommée danseuse, à voir bondir sous ma peau, de ma gorge renversée à mes pieds recourbés, la volupté inévitable…
Lasse, j’ai renoué mes cheveux, et tu les regardais, dociles, s’enrouler à mon front comme un serpent que charme la flûte…
Les Vrilles de la vigne, « Chanson de la danseuse ».
6. La célébration de l’amitié
Dans trois chapitres des Vrilles de la vigne, Colette célèbre son amitié avec Valentine, jeune femme de la bourgeoisie parisienne avec qui elle est restée liée, après sa rupture avec Willy et le début de sa carrière sur scène. L’amitié est célébrée comme un lien de tendresse et de fidélité malgré les différences entre les deux personnes. Colette en tire une analyse globale de l’amitié, qui peut avoir plusieurs « formes », notamment un rapport qui n’est pas fusionnel, mais fait à la fois d’empathie et d’une distance amusée.
Avec moi elle se repose ; elle me dit volontiers, sur un ton de gratitude, que je ne suis guère coquette, et je n’épluche point son chapeau ni sa robe, d’un œil agressif et féminin… Elle se tait, quand on dit mal de moi chez ses autres amies, elle va jusqu’à s’écrier : « Mes enfants, Colette est toquée, c’est possible, mais elle n’est pas si rosse que vous la faites ! » Enfin elle m’aime bien.
Je ressens, à la contempler, ce plaisir apitoyé et ironique qui est une des formes de l’amitié.
Les Vrilles de la vigne, « Belles-de-jour ».
Dans ces trois chapitres, le scénario est le même : Valentine vient prendre le goûter chez Colette et, après quelques minutes, se met à pleurer puis reçoit la consolation de son amie. Valentine pleure la séparation avec son amant, un peintre parisien. Ces chapitres sont constitués de très longs dialogues. Colette, l’amie, est d’abord là pour l’écouter exprimer ses malheurs et raconter ses histoires avec le peintre.
– Vous l’aimez encore ?
Elle [Valentine] hésite :
– Je ne sais pas… Je lui en veux terriblement, parce qu’il ne m’aime plus et qu’il m’a quittée … Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable, insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce…
Les Vrilles de la vigne, « La guérison ».
Puis elle la console en en lui disant ce qu’elle a besoin d’entendre, c’est-à-dire un discours optimiste : « il va la rappeler ! »
– Mon pauvre petit, que voulez-vous que je vous dise ? Je crois que rien n’est cassé, et que votre peintre d’amant grattera demain à votre porte, peut-être ce soir…
– Peut-être qu’il aura téléphoné ? Il n’est pas méchant au fond… il est un peu toqué, c’est une crise, n’est-ce pas ?
Elle était debout déjà, tout éclairée d’espoir.
Je dis « oui » chaque fois, pleine de bonne volonté et du désir de la satisfaire…
Les Vrilles de la vigne, « Belles-de-jour ».
Enfin, Colette la console en lui proposant une analyse psychologique : quelles sont les différentes étapes du deuil d’une relation amoureuse ? Cela permet à Valentine de prendre de la distance sur sa tristesse présente et ouvre une perspective positive pour l’avenir.
– Non ?… Alors il faut attendre…
– Attendre ? Attendre quoi ?
Quel réveil tout à coup, quel fol espoir ! Je secoue la tête :
– Attendre la guérison, la fin de l’amour. Vous souffrez beaucoup, mais il y a pis. Il y a le moment, – dans un mois, dans trois mois, je ne sais quand, – où vous commencerez à souffrir par intermittences. (…)
Il y a le moment où vous ne souffrirez presque plus. Oui ! Presque guérie, c’est alors que vous serez « l’âme en peine », celle qui erre, qui cherche elle ne sait quoi (…) – Jusqu’à la guérison, mon amie, la vraie guérison.
Cela vient… mystérieusement. On ne la sent pas tout de suite. Mais c’est comme la récompense progressive de tant de peines… Croyez-moi ! cela viendra, je ne sais quand. (…) Vous goûterez un craintif bonheur, pur de toute convoitise, délicat, un peu honteux, égoïste et soigneux de lui-même…
Mon amie me saisit les mains :
– Encore ! encore ! dites encore !… (…)
– Oui, mon enfant, oui. Vous, vous aurez un autre amour… Je vous le promets.
Les Vrilles de la vigne, « La guérison ».
7. Le paradis perdu, la fuite du temps : que faire avec le passé ? le célébrer, quitte à en souffrir ?
Dans les deux récits autobiographiques de notre programme, Colette raconte des éléments de sa vie avec bonheur. De fait, elle exprime sa nostalgie, sentiment ambigu de plaisir de se remémorer un passé révolu, un « paradis perdu ». Se pose donc pour elle le problème de vivre avec ce passé : qu’en faire ? demeurer triste de l’avoir perdu à jamais ?
Dans ce chapitre, Colette donne une sorte de journal intime écrit un jour de « nouvel an ». Elle « rêve » à ses souvenirs passés, à son enfance. Comme dans une élégie, elle exprime le regret, la perte, la mélancolie, sur un mode mineur. Avec des hypotyposes, elle recrée les images de son enfance. Elle exprime ses soupirs et sa rêverie grâce aux aposiopèses (points de suspension qui marque une pause, un silence). Elle personnifie et apostrophe les « hivers de (s)on enfance ».
Une année de plus… À quoi bon les compter ? Ce jour de l’An parisien ne me rappelle rien des premier janvier de ma jeunesse ; et qui pourrait me rendre la solennité puérile des jours de l’An d’autrefois ? La forme des années a changé pour moi, durant que, moi, je changeais. (…)
Ma solitude, cette neige de décembre, ce seuil d’une autre année ne me rendront pas le frisson d’autrefois, alors que dans la nuit longue je guettais le frémissement lointain, mêlé aux battements de mon cœur, du tambour municipal, donnant, au petit matin du 1er janvier, l’aubade au village endormi… (…)
Ô tous les hivers de mon enfance, une journée d’hiver vient de vous rendre à moi ! C’est mon visage d’autrefois que je cherche, dans ce miroir ovale saisi d’une main distraite, et non mon visage de femme, de femme jeune que sa jeunesse va, bientôt, quitter…
Les Vrilles de la vigne, « Rêverie de nouvel an ».
Dans cet extrait, Colette met en scène la lutte entre deux forces qui s’opposent en elle : le regret du passé (ici le souvenir du village de son enfance) et le désir de vivre au présent (ici l’amour de son amante).
Non, non, pas de caresses ! Tes mains magiciennes, et ton accablant regard, et ta bouche, qui dissout le souvenir d’autres bouches, seraient sans force aujourd’hui. Je regrette, aujourd’hui, quelqu’un qui me posséda avant tous, avant toi, avant que je fusse une femme.
J’appartiens à un pays que j’ai quitté. Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… Viens, toi qui l’ignores, viens que je te dise tout bas le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose !
(…)
Me voici ! de nouveau je t’appartiens. (…) J’ai parlé en songe… Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un pays de merveilles, où la saveur de l’air enivre ?… Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts, un village paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue, qui ne nourrit pas même les chèvres…
Reprends-moi ! me voici revenue.
Les Vrilles de la vigne, « Jour gris ».
À la fin du chapitre « Rêverie de nouvel an », la narratrice donne des conseils de vie, avec une série d’impératifs, adressés peut-être à elle-même. Elle parvient ainsi à l’apaisement, en acceptant la mort et en donnant au passé une place dans le présent. Il faut accepter le temps qui passe et la mort inévitable. Et les bons souvenirs du passé, il faut en être riche, les emporter avec soi sur le chemin de sa vie, car ce sont eux qui nous rendent heureux au présent, et capables d’accepter la mort. Le passé ne doit pas être recherché à la place de la vie, mais comme un précieux bagage qui nous accompagne dans le présent et l’avenir.
« Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais comme le rappel d’un départ nécessaire. (…)
Éloigne-toi lentement, lentement, sans larmes ; n’oublie rien ! (…) n’oublie pas ! Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route irrésistible, tu l’essaierais en vain, – puisqu’il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban ondulé (…) couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée… »
Les Vrilles de la vigne, « Rêverie de nouvel an ».
8. Célébrer la famille
Chacun des trois chapitres de Sido est consacré à un ou plusieurs membres de la famille de Colette. Le texte célèbre une famille douce, aimante, où on n’élève jamais la voix, contrairement aux maison des voisins du village.
« Sido » : la mère
Comme le titre du livre l’indique, c’est le centre de la célébration que fait Colette de sa famille : « Je la chante, de mon mieux. » : elle la célèbre par son écriture, comme une poésie.
Une femme intimement liée à la nature idyllique, en particulier à son jardin, à ses fleurs et ses arbres
J’aurais volontiers illustré ces pages d’un portrait photographique. Mais il m’eût fallu une « Sido » debout, dans le jardin, entre la pompe, les hortensias, le frêne pleureur et le très vieux noyer. Là je l’ai laissée, quand je dus quitter ensemble le bonheur et mon plus jeune âge.
Un lien magique avec la nature, à qui elle semble connectée
Son ouïe, qu’elle garda fine, l’informait aussi, et elle captait des avertissements éoliens.
– Écoute sur Moutiers ! me disait-elle.
Elle levait l’index, et se tenait debout entre les hortensias, la pompe et le massif de rosiers. Là, elle centralisait les enseignements d’Ouest, par-dessus la clôture la plus basse.
– Tu entends ?… Rentre le fauteuil, ton livre, ton chapeau il pleut sur Moutiers. Il pleuvra ici dans deux ou trois minutes seulement.
Une femme anticonformiste, qui rejette les normes sociale et l’Église. Elle choisit la vie, les enfants, les rires.
– (…) c’est pour le pauvre M. Enfert, qui est mort hier à la nuit ! La pauvre Mme Enfert fait peine, elle dit qu’elle voudrait voir partir son mari sous les fleurs, que ce serait sa consolation ! Vous qui avez de si belles roses-mousse, madame Colette…
– Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort !
Après ce cri, elle se reprenait et répétait :
– Non. Personne n’a condamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert.
Mais elle sacrifiait volontiers une très belle fleur à un enfant très petit, un enfant encore sans parole (…) Elle lui donna une rose cuisse-de-nymphe-émue qu’il accepta avec emportement, qu’il porta à sa bouche et suça, puis il pétrit la fleur dans ses puissantes petites mains, lui arracha des pétales, rebordés et sanguins à l’image de ses propres lèvres…
« Le Capitaine » : le père
Un homme modeste, discret, timide… et pourtant très courageux, puisqu’il a perdu une jambe à la guerre de 1870 et était prêt à sacrifier sa vie, et n’a jamais raconté cet épisode à sa fille.
Il n’a conté, à aucun des siens, cette parole, cette heure où il espéra mourir parmi le tonnerre et l’amour des hommes.
Toujours tranquille, il est aussi capable de hausser le ton pour protéger les siens, comme lorsque la grande sœur fait une tentative de suicide.
– Allez dire au mari de ma fille, au docteur R…, que, s’il ne sauve pas cette enfant, ce soir il aura cessé de vivre.
Un homme plein d’amour et d’affection pour sa femme (c’est lui qui l’appelle « Sido »).
Mon père n’y eût pas mis tant de façons… Attentif à tout ce qui venait d’elle, il écoutait son pas vif, l’arrêtait au passage :
– Paye ! lui ordonnait-il en désignant sa pommette nue au-dessus de sa barbe. Ou on ne passe pas.
Elle « payait », au vol, d’un baiser vif comme une piqûre, et s’enfuyait, irritée, si mes frères ou moi l’avions vue « payer ».
Un homme artiste, amateur de musique et de livres, qui passe beaucoup de temps dans sa bibliothèque, à écrire une œuvre que personne n’a jamais vue… et on découvre à sa mort que toutes les pages sont blanches.
La douzaine de tomes cartonnés nous remettait son secret, accessible, longtemps dédaigné. Deux cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau papier vergé crémeux ou « écolier » épais, rogné avec soin, des centaines et des centaines de pages blanches… Une œuvre imaginaire, le mirage d’une carrière d’écrivain.
« Les Sauvages » : les feux grands frères et la grande sœur
Son frère le plus proche, Léo, est un garçon fantasque, rêveur, pianiste et passionné par la musique. En témoigne cet anecdote :
(…) un petit garçon de six ans, qui suivait les musiciens mendiants quand ils traversaient notre village. Il suivit un clarinettiste borgne jusqu’à Saints – quatre kilomètres – et quand il revint, ma mère faisait sonder les puits du pays.
Quarante ans plus tard, il n’a pas changé, il est toujours un enfant, malgré la barbe et les cheveux blancs.
À mes yeux, il n’a pas changé c’est un sylphe de soixante-trois ans. (…) Tout le reste de lui, libre, chante, entend des orchestres, compose, et revole à la rencontre du petit garçon de six ans qui ouvrait toutes les montres, (…), foulait sans fatigue les mousses élastiques et jouait du piano de naissance… Il le retrouve aisément, revêt le petit corps agile et léger qu’il n’a jamais quitté longtemps, et il parcourt un domaine mental où tout est à la guise et à la mesure d’un enfant qui dure victorieusement depuis soixante années.
Colette célèbre la complicité éternelle qu’elle a avec son frère, dans un dialogue où il se remémorent avec plaisir des souvenirs communs, des dizaines d’années plus tard, comme le grincement d’une grille dans leur village.
– Voyons… Tu vois le loquet de la grille ?
Comme si j’allais le saisir, – de fer noir, poli et fondu – je le vis en effet…
– Bon. Depuis toujours, quand on le tourne comme ça,
– il mimait – et qu’on laisse aller la grille, alors elle s’ouvre par son propre poids, et en tournant elle dit…
– « I-î-îan… » chantâmes-nous d’une seule voix, sur quatre notes.
– Oui, dit mon frère en faisant danser fébrilement son genou gauche. J’ai tourné… J’ai laissé aller la grille… J’ai écouté… Tu sais ce qu’ils ont fait ?
– Non…
– Ils ont huilé la grille, dit-il froidement.
Il partit presque aussitôt. Il n’avait pas autre chose à me dire.
9. Défendre sa personnalité, sa vie, ses choix
Les récits autobiographiques de Colette sont aussi l’occasion pour elle de célébrer et de défendre ses choix et sa personnalité, en quelque sorte, sa philosophie de la vie.
« (…) Quoi ?… ma vie aussi est inutile ? Non, Toby-Chien. Moi, j’aime. J’aime tant tout ce que j’aime ! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant ! Si tu pouvais comprendre de quelle force et de quelle défaillance m’emplit ce que j’aime !… C’est cela que je nomme le frôlement du bonheur. Le frôlement du bonheur… caresse impalpable qui creuse le long de mon dos un sillon velouté, comme le bout d’une aile creuse l’onde… Frisson mystérieux prêt à se fondre en larmes, angoisse légère que je cherche et qui m’atteint devant un cher paysage argenté de brouillard, devant un ciel où fleurit l’aube, sous le bois où l’automne souffle une haleine mûre et musquée… Tristesse voluptueuse des fins de jour, bondissement sans cause d’un cœur plus mobile que celui du chevreuil, tu es le frôlement même du bonheur, toi qui gis au sein des heures les plus pleines… et jusqu’au fond du regard de ma sûre amie… Tu oserais dire ma vie inutile ?…
Les Vrilles de la vigne, « Toby-Chien parle ».
Dans cette tirade rapportée par son chien Toby-Chien, elle se donne la parole pour une réflexion sur ce qu’est pour elle le bonheur. Elle y défend, contre les accusation d’inutilité de son mode de vie, une vision idyllique, sentimentaliste de la vie, remplies de sensations qui rappelle l’ « hyperesthésie » des chats, l’hypersensibilité.
C’est une définition du bonheur qui passe par les sens et le corps : le toucher, la vue, l’odorat, l’ouïe.
C’est un bonheur intense mais fragile, précaire, mystérieux : des sensations presque imperceptibles (oxymore : caresse impalpable »).
C’est une conception totale de la vie, un bonheur qui contient tous les sens et les sentiments, où joie et mélancolie sont indissociables : oxymore « Tristesse voluptueuse »
Colette célèbre son choix de vivre la vie pleinement, de manière hypersensible. Une définition de sa personnalité, inchangée depuis l’enfance :
J’ai grandi, mais je n’ai pas été petite. Je n’ai jamais changé. Je me souviens de moi avec une netteté, une mélancolie qui ne m’abusent point. Le même cœur obscur et pudique, le même goût passionné pour tout ce qui respire à l’air libre et loin de l’homme – arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles, – la même gravité vite muée en exaltation sans cause… Tout cela, c’est moi enfant et moi à présent…
Les Vrilles de la vigne, « Le miroir ».
10. La recréation de la vie par la littérature : le récit personnel poétique.
Enfin, il est évident que les deux récits autobiographiques au programme célèbrent la littérature, et son pouvoir d’exprimer, de recréer et d’amplifier les plaisirs du monde réel.
« Je la chante, de mon mieux. »
Sido, « Sido »
C’est ainsi que Colette formule son projet littéraire de célébration de sa mère, et on peut appliquer cela à tout ce qui est célébré dans ses livres. Le verbe chanter indique qu’elle fait l’éloge de quelque chose, comme une poésie, grâce au pouvoir « enchanteur » des mots et de leur musicalité.
Elle crée un genre littéraire : une sorte de récit personnel poétique, libre d’user de toutes les formes
Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant !
Les Vrilles de la vigne, « Toby-Chien parle ».
Par l’écriture, Colette crée une vie parallèle à la réalité, plus belle encore que la réalité, seulement pour le plaisir de vivre dans l’imagination avec ce qu’elle célèbre et ce qu’elle aime.
« Mon souhait vorace crée ce qui lui manque et s’en repaît. »
Les Vrilles de la vigne, « Le dernier feu »
Cette phrase signifie : « Mon désir crée ce qui lui manque et s’en nourrit ». L’écriture correspond bien pour Colette à un besoin vital, celui de créer par les mots et l’imagination les choses qu’elle ne trouve pas dans la réalité. C’est bien sûr le cas des souvenir d’enfance, moments disparus que le texte recrée par le pouvoir magique des mots et de son écriture multi-sensorielle. Le passé est réveillé par une sensation, puis pas le texte, et ainsi l’écriture enrichit la vie actuelle, dans le présent et la réalité. Par ex. Lecture linéaire #1 « Car j’aimais tant l’aube… ».
Comme dit l’écrivain Marcel Proust, proche de Colette par bien des aspects, « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. ».
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