Marivaux, Les Fausses confidences
LE COURS
Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur la comédie de Marivaux et sur le parcours "Théâtre et stratagème". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
La pièce de Marivaux & le parcours « Théâtre et stratagème »
La comédie française traditionnelle, celle de Molière en particulier, repose sur le stratagème du valet : afin de lutter contre un père qui veut empêcher un mariage, le valet rusé et astucieux mène un plan qui permet aux jeunes amoureux de se marier. Le déroulement de ce stratagème se déroule sous les yeux du public complice des mascarades du valet, qui, en plus, ridiculise le vieillard : L’Avare, Le Bourgeois gentilhomme…
Dans Les Fausses confidences, il ne s'agit pas de tromper un personnage qui serait l'obstacle au mariage. La jeune femme, riche et fière, ne peut pas envisager d'être amoureuse de celui qu'elle vient d'engager comme son intendant : l’obstacle, c’est Araminte elle-même. L'ancien valet de Dorante, Dubois, qui est employé chez sa nouvelle maîtresse, dicte le plan à suivre pour faire le bonheur de Dorante et d’Araminte, c'est-à-dire de permettre que cet amour éclate au grand jour, malgré les résistances d’Araminte.
Le stratagème a donc plusieurs rôles :
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Il fait rire les spectateurs : quiproquos,
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Il est le moteur de la progression de l’action, de l’intrigue
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Il révèle la vérité, sur plusieurs plans : la vérité des cœurs des personnages, mais aussi certains défauts des mœurs de l’époque de Marivaux. Cela fait des une véritable pièce des Lumières, un nouveau type de comédie, fondée sur les sentiments et dénonçant en filigrane certaines mœurs de la société
I. Le stratagème est un moyen de faire rire les spectateurs : il les rend complice du valet Dubois ; il provoque des quiproquos ; il amplifie le ridicule de certains personnages.
a/ La complicité du valet avec les spectateurs
La double énonciation permet la complicité du spectateur avec les personnages qui manœuvrent sur la scène, c’est-à-dire surtout avec Dubois.
La double énonciation : au théâtre, un personnage sur scène, lorsqu'il s'adresse à un autre personnage, s'adresse aussi, de fait, aux spectateurs. Les répliques n’ont pas toujours le même sens pour les uns et pour les autres, en particulier dans le cas d’un stratagème.
Le plan de Dubois est révélé dès les premières scènes au public, ce qui lui permet de se moquer de la manière dont les personnages sont pris au piège du stratagème.
Acte I, scène 2 : le spectateur apprend leur complicité pour faire réussir l’amour de Dorante pour Araminte, et apprend aussi qu’ils vont cacher cette complicité aux autres personnages. Dorante est officiellement introduit comme intendant par son oncle Monsieur Rémy, mais il souhaite en réalité se rapprocher ainsi d’Araminte, dont il est amoureux.
Dubois dit le top départ de l’exécution du stratagème, à la fin de la scène 2 : « nous voilà embarqués, poursuivons ! » : lancement de l’intrigue pour les personnages, lancement du spectacle pour le spectateur.
Acte I, scène 14
Dubois fait une première « fausse confidence » à sa maîtresse en présentant le personnage de Dorante. Il le présente comme un être fou emporté par une passion amoureuse déraisonnable. Il recommande vivement à sa maîtresse de renvoyer son intendant car il est éperdument amoureux d'elle. Il appuie son discours sur le récit des preuves de l'adoration du jeune homme : il a poursuivi Araminte pendant plusieurs mois, à l’Opéra par exemple. La condamnation exagérée de Dubois et sa fausse colère font le plaisir du spectateur, car le spectateur sait qu’il joue la comédie. Le spectateur prend plaisir à voir le stratagème fonctionner : la jeune femme est troublée, touchée et essaie de le cacher à Dubois… elle cherche même de faux prétextes pour ne pas renvoyer Dorante.
« Je ne vois pas trop comment m'en défaire, honnêtement. » : le “honnêtement” n’est pas vrai, car, consciemment ou non, elle ne veut pas qu’il parte.
b/ Le stratagème crée des situations comiques
Des quiproquos, en particulier quand les mensonges et les tromperies se croisent…
Acte II, scène 9
Le spectateur rit de la surprise de Marton, qui était persuadée que le portrait contenu dans la boîte était le sien, au moment où elle découvre qu'il s'agit de celui de sa maîtresse Araminte. Son assurance et sa fierté s'effondre d'un seul coup quand la boîte s'ouvre et la brutalité de la découverte incite à la pitié et au rire. À cause du stratagème de Monsieur Rémy, qui a fait croire à l’amour Dorante-Marton et du stratagème de Dubois qui a créé un mystère autour du portrait, le suspens était élévé et c’est un « coup de théâtre », une grande surprise comique que de découvrir le visage d’Araminte : c’est la révélation pour tous de l’amour de Dorante pour Araminte.
c/ Le stratagème fait entrer les personnages dans un état de crise qui révèle le ridicule de leur véritable personnalité
Les objets, en particulier, crée des scènes qui révèlent progressivement les sentiments de Dorante : cela presse Araminte, qui ne peut plus retarder sa décision : le renvoyer ou l'épouser.
Acte III, scène 13
Dubois fait en sorte qu'une lettre, que Dorante a écrit exprès, soit interceptée par Marton. La lecture de ce courrier en présence de tous les personnages provoque des réactions très vives, notamment chez Madame Argante, la mère d’Araminte, qui veut que sa fille se marie au Comte. Elle commente chaque expression avec arrogance. Elle fait de l'ironie méchante sur la lettre de Dorante et montre ainsi son orgueil et son mépris pour les qualités humaines de l'honnête intendant qui écrit pourtant, dans la lettre, toute sa tristesse de ne pouvoir rester auprès de celle qu'il aime. Le public, qui est du côté de Dorante, ne peut que se moquer du comportement caricatural de cette mère aigrie et prétentieuse, qui parle de manière aussi grossière et peu élégante. En plus, elle le fait en présence de Dorante, ce qui poussera sa fille à oser contrarier sa mère. Le spectateur rit aussi de la chute, qui marque son désarroi de mère dont la fille ne l'obéit pas : « Ah ! La belle chute ! (…) Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre. » (Acte III, scène 13)
II. Le stratagème à une fonction dramatique : il permet la progression de la comédie vers son dénouement, il fait avancer l'intrigue.
a/ Le titre Les Fausses confidences au pluriel indique que le stratagème est au cœur de l'intrigue
La succession des mensonges et des manœuvres va créer des péripéties dans un climat de tension et de suspense.
Résumé rapide des stratagèmes / péripéties : Monsieur Rémy prétend que Dorante aime Marton ; Madame Argante s'appuie sur la menace du procès et promet de l'argent à Marton pour favoriser le mariage de sa fille avec le comte ; Dubois manipule Arlequin et Marton pour provoquer des révélations qui bouleversent Araminte. Araminte, à son tour, finit par tromper Dorante à qui elle fait croire qu'elle renonce au procès et accepte d'épouser le compte, au moment de l'écriture de la première lettre. Le stratagème ne laisse pas le spectateur respirer et constitue le véritable moteur de la comédie.
b/ Trois personnages sont au cœur des « fausses confidences », pour faire avancer leurs intérêts
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Monsieur Rémy : Il fait croire à Marton que Dorante l’aime et qu'il abandonne pour elle la possibilité d'un mariage avantageux. Dorante ne dément pas car cet amour lui sert de couverture auprès de Araminte
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Araminte : peu à feu renforcée dans sa conviction d’aimer Dorante, Araminte se met elle-même à jouer avec la vérité.
Acte II, scène 16 : Araminte est à son tour prise en flagrant délit de mensonge par Dubois : elle prétend que
Dorante ne lui a rien dit lors de l'épisode de la lettre dictée.
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Dubois : ce sont de « vrais fausses confidences », des vérités subtilement arrangées, et dites au bon moment pour toucher Araminte dans sa sensibilité, sa fierté, ou sa susceptibilité :
- Acte I, scène 14 : Dubois révèle à Araminte l'amour de Dorante depuis qu'il a aperçue à l'Opéra. Il fait un petit roman de toute cette histoire, au sujet de la folie qui a pris Dorante. Ce n'est pas un mensonge, même si toute l'histoire est bien enflée, emphatique… Dans cette scène, Dubois reprend l'idée selon laquelle Dorante refuse un riche mariage en faveur d'Araminte, ce qui est une pure invention de Monsieur Rémy, reprise ici par Dubois.
- Acte 2, scène 12 : ici Dubois mélange la vérité et l'invention.
Vrai : l'intention de Monsieur Rémy de marier Dorante à Marton
Vrai : Dorante est l'auteur du portrait
Faux : la demande de Dorante à Dubois de cacher son amour pour Araminte
Tout cela est un piège tendu à Araminte.
- Acte III, scène 9 : Dubois avoue à Araminte que c’est lui qui a arrangé le subterfuge de la lettre de Dorante à un ami. C’est une vraie confidence, mais elle met Araminte devant le fait accompli : elle est prête désormais à avouer son amour.
c/ Le stratagème permet la révélation des sentiments des personnages
Chez Molière, l’amour est contrarié par quelqu’un d’autre, un père le plus souvent, plus ou moins fou, avec une idée fixe qui l’aveugle (peur de la maladie, de perdre son argent…). Chez Marivaux, l’amour est son propre rival, car il est ignoré, nié, incertain, timide : il chemine dans l’âme des personnages pendant la pièce, jusqu’à la révélation finale. Dans Les Fausses Confidences, cette révélation se fait progressivement.
Comme l'affirme Dubois en présentant son plan au début de la pièce, le stratagème est un moyen de permettre la révélation des sentiments profonds des personnages, des sentiments qui existent donc déjà.
Acte I, scène 2
« Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, tout raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître ; et il parlera. »
Les « fausses confidences » auront finalement poussé Araminte à s’avouer à elle-même et aux autres l’amour qu'elle ressent pour Dorante : c'est pour cela qu'elle lui pardonne et que Dorante déclare : « il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il réussit. ». C’est précisément le processus de dévoilement par le stratagème qui engendre l’amour d’Araminte : « Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. ».
Acte II, scène 16
Dorante fait sa déclaration à Araminte, lui révélant ses sentiments de manière sincère : « Il se jette à ses genoux. ». S’il agit ainsi et sort totalement du stratagème prévu, c’est qu’il est victime à son tour d’une fausse confidence d’Araminte, qui le pousse à bout : elle lui a soutenu qu’elle allait se marier avec le Comte, et lui a fait écrire une lettre pour l’annoncer au Comte. Dans cette scène, on voit Dorante perdre totalement le contrôle de lui-même, et dire la vérité sur ses sentiments.
III. Le stratagème permet de dévoiler la vérité des cœurs
a/ Le stratagème et le moyen de créer un nouveau type de comédie, fondée sur les sentiments, c’est-à-dire la vérité des cœurs
L'obstacle à l'amour n'est pas un personnage comme dans Molière, il est intérieur au personnage lui-même : c'est la pudeur et la fierté de la jeune Araminte. Dans ce sens, le « marivaudage » consiste en une recherche subtile pour trouver les mots qui puissent exprimer les sentiments des personnages.
L'évolution psychologique du personnage d’Araminte est au bout du compte un grand intérêt de cette pièce pour le spectateur. Les préjugés, la contrariété, la jalousie, la vanité du personnage sont bousculés par les diverses ruses du stratagème.
« J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches… C'est tantôt un amour ignoré des deux amants, tantôt un amour qu'ils ont et qu'ils veulent se cacher l'un l'autre ; tantôt enfin un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né. »
Marivaux, cité par d'Alembert dans son Éloge de Marivaux.
« Entre la découverte des coups de foudre par la raison et leur acceptation par le sentiment, il y a tout l’espace qui sépare les personnages de Marivaux tels qu’ils sont au lever du rideau, et tels que les voici devenus quand la pièce est terminée. Cette grande découverte, Marivaux l’a enrichie et élucidée de toutes les nuances complexes de la vie passionnelle – le désir et la crainte d’aimer, la peur de dépendre désormais d’un autre, la défense d’un bonheur et la conquête d’un autre bonheur, l’amour de soi et la volonté d’autrui. Faut-il s’étonner que la langue toute faite ne puisse exprimer des vérités si mal dégagées encore de l’apparence conventionnelle, si mal explorées jusqu’à Marivaux. »
Claude Roy, cité par O. Got, Étude sur Marivaux. Les Fausses Confidences, Paris, 2020, p. 17.
Cela dépeint parfaitement l’évolution de Araminte dans Les Fausses confidences.
Le « marivaudage » existe aussi chez Dorante, mi à l'épreuve par celle qu'il aime au moment de la rédaction de la lettre qui annonce au comte l'assurance de leur mariage : on y voit Dorante inquiet, ému, rêveur, distrait, éprouvé.
b/ Le stratagème est un moyen pour l'auteur de mettre en lumière certaines mœurs de son époque
Araminte, une femme libre
La détermination d’Araminte à refuser le mariage avec le comte a un sens social et même politique à l'époque de Marivaux. Le comte n'a rien d'autre à offrir qu'un titre de noblesse et se retire à la fin de la pièce, défait. Marivaux dénonce par-là l'ambition de Madame Argante d’élever socialement sa fille, contre la volonté de sa fille elle-même, satisfaite de sa condition et qui cherche le bonheur ailleurs : c'est Dorante, un esprit honnête, sensible et généreux, qui est l'objet de son choix, sans considération pour son rang social ni pour sa richesse.
Dorante, un bourgeois ruiné mais noble de cœur
Au détour des scènes du dénouement, une dispute entre Monsieur Rémy et Madame Argante lance une claire interrogation sociale et politique : pourquoi n’aurait-il pas droit au destin qu’il mérite ?
Acte III, scène 7
DORANTE.
(…) il est naturel que je sache mon sort.
MADAME ARGANTE, ironiquement.
Son sort ! Le sort d'un intendant : que cela est beau !
MONSIEUR REMY.
Et pourquoi n'aurait-il pas un sort ?
c/ La pièce est elle-même un stratagème de Marivaux pour pousser le spectateur à démasquer les subtilités du cœur humain, à s’interroger sans cesse sur les comportements humains
Le spectateur est sans cesse contraint de réfléchir, en prenant de la distance avec la représentation du spectacle : les propos de Dubois au début et à la fin de la pièce, qui se vante de la réussite de ce stratagème, que le spectateur peut en être méfiant et avoir toujours un regard distancié sur ce qui se passe devant ses yeux.
Dubois, à la fin de la scène 2 de l’Acte I, lance : « nous voilà embarqués, poursuivons ! » : c’est le début du spectacle pour le spectateur, mais aussi d’une sorte d’expérience de psychologie : le spectateur est là pour se divertir, mais il est poussé à réfléchir sur les réactions et les motivations psychologiques des sentiments, des décisions et des actions des personnages.
Il multiplie durant la pièce les répliques en aparté qui brise l’illusion du théâtre : par exemple, « Voici l'affaire dans sa crise. » (II, 16), « DUBOIS, s'en va en riant. Allons, voilà qui est parfait. » (III, 9)
Grâce à l’attitude assumée de manipulateur de Dubois, Marivaux nous incite à chercher les preuves de la sincérité de Dorante et à réfléchir, par exemple sur la décision finale d’Araminte. Lorsque le rideau se ferme, le spectateur continue de se poser des questions au sujet des vrais moteurs du cœur humain. On peut avoir de la compassion pour la pauvre Marton, par exemple. Dorante est-il sincèrement amoureux d’Araminte ou cherche-t-il l’épouser pour son argent ? Inversement, Araminte, à la fin, est-elle véritablement amoureuse, ou cède-t-elle seulement au plaisir d’être aimée ? Et Dubois, quelle est la sincérité de ce personnage ? Quelles sont les motivations de ce personnage manipulateur, à l’origine de la série des mensonges ? Il reste très mystérieux.
Ce qui permet souvent au spectateur d’accéder à la sincérité des personnages est dans cette pièce absent : aucun monologue ! Et même lorsqu’un personnage s’exprime en aparté, le spectateur n’a pas nécessairement accès à la vérité, puisque les personnages peuvent se mentir à eux-mêmes.
Marivaux provoque donc en nous une réflexion sans nous donner de solution. Le dénouement semble donner une solution complète, mais les personnalités sont si subtiles qu'on ne peut s'empêcher d'en débattre.
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