François Rabelais, Gargantua
LE COURS

Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur le roman de Rabelais et sur le parcours "Rire et savoir". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
La question du parcours nous pousse d’abord à constater avec surprise que, dans Gargantua, le savoir le plus raffiné côtoie sans cesse le rire le plus grossier : sans revenir sur ce type de comique, on peut rappeler deux domaines de « savoir » qui apparaissent sans cesse dans le roman : le savoir médical et la culture humaniste (tous les auteurs grecs et romains qui sont cités comme des références).
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Ex. LECTURE LINÉAIRE #1 (« tempérement phlegmatique » du bébé Gargantua) : la théorie des humeurs
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Ex. chapitre 3 : discussion savante sur le nombre de mois de grossesse, avec des références mythologiques (Neptune, Jupiter, Hercule), des auteurs savants antiques (Hippocrate, Pline l’Ancien, Plaute, Aristote, Aulu-Gelle…)
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Ex. LECTURE LINÉAIRE #3 : Intervention de Gargantua sur la fertilité de l’eau du Nil
« (…) Car l'ombre du clocher d'une abbaye est à elle seule féconde.
- C'est, dit Gargantua, comme l'eau du Nil en Egypte, si vous croyez Strabon, et Pline livre 7 chapitre 3, qui note qu’elle est fertile en nourriture, en habits et en corps (…) ».
LES PASSAGES QUI DONNENT LE MODE D’EMPLOI DE GARGANTUA
A/ Le dizain initial, qui précède le prologue, où se trouve l'essentiel de la réflexion de Rabelais sur le rôle du rire :
Aux lecteurs
Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Dépouillez-vous de toute affection.
Et le lisant ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ni infection.
Vrai est qu’ici peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire.
Autre argument ne peut mon cœur élire.
Voyant le deuil qui vous mine et consomme.
Mieux est de rire que de larmes écrire.
Pour ce que rire est le propre de l’homme.
VIVEZ JOYEUX !
B/ Le « prologue »
L’opposition entre intérieur et extérieur dans le « prologue »
L'allégorie du « silène » (les boîtes) permet de créer une opposition entre l'intérieur et l'extérieur. L'intérieur est d'une profonde sagesse : il fait des promesses, que le livre contient « bien autre goût…, et doctrine plus absconse, laquelle vous révélera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion, que aussi l'état politique et vie économique ». En quelques pages sont cités avec précision le Banquet de Platon et la République, deux traités du médecin grec Galien, des commentateurs d’Homère, et le poète latin Horace. Le buveur Alcofribas est donc un humaniste, très cultivé.
L'extérieur est d'apparence grotesque (« harpyes, satyres, etc. »). C'est le sens du proverbe « L'habit ne fait pas le moine », qui inverse intérieur et extérieur. Maître Alcofribas peut ainsi passer d'une insulte comme « chienne » à un développement sur le chien platonicien, qui conduit à une réflexion sur la « substantifique moelle » que le lecteur doit chercher par sa lecture. Le narrateur est donc un maître du mélange du sérieux et du jeu.
Il n'y a pourtant pas disparition de l'apparence comique dans le « plus haut sens », le comique est englobé dans le « plus haut sens ». Il y a donc un rapport d'interdépendance entre le sens comique et le « plus haut sens » : c'est l'invention de Rabelais.
Le lecteur déstabilisé
Le prologue, surprenant, concentre les principales tensions qui parcourt Gargantua. Entre les intentions de l'auteur et les libertés donnés aux lecteurs, Gargantua se présente comme une « œuvre ouverte ». Œuvre qui pousse à le lecteur à l'esprit critique dans tous les domaines, à l'exemple de la promotion de la lecture individuelle que défend le mouvement évangélique auquel Rabelais peut être rattaché.
Loin d'être un mode d'emploi clair, le prologue empêche une compréhension simpliste de l'œuvre. En évoquant les différentes modalités de lecture possible (la lecture de pur plaisir comique, la lecture allégorique, la lecture philologique), Rabelais fait la promotion d'un nouvel art de lecture qui bouleverse les habitudes et les recettes toutes faites. C'est la figure de Socrate qui porte la sagesse : le bon lecteur est celui qui sait qu'il ne sait pas bien lire et, donc, réfléchit sans cesse !
Le rire dans Gargantua
Faute de pouvoir répondre à cette question très complexe, on peut avancer quelques éléments :
- Le rire est avant tout une manifestation physique, qui engage le corps. Il déforme le visage, fait se mouvoir le haut du corps, produit un son plus ou moins fort, plus ou moins aigu...
- Le rire est souvent lié à la transgression d’un interdit. Le cas extrême, le fou rire, montre ce que le rire peut avoir d’excessif, d'incontrôlable et aussi de transgressif sur le plan moral. On peut d'ailleurs chercher à le cacher, notamment pour respecter la civilité, la politesse.
- Le rire est associé à la joie ou à la gaieté : c’est une émotion positive.
- Le rire est communicatif : il crée ou renforce une communauté de rieurs (on rit avec, ensemble)
- Le rire peut aussi être lié à la volonté de se moquer, qui peut aller jusqu'à la critique ou la satire.
- Il y a aussi un rire mauvais, malveillant : on l’appelle souvent le rire sardonique ou diabolique.
À partir de ces éléments, on peut dégager plusieurs aspects de Gargantua :
- la constitution d'une communauté de rieurs, entre les personnages, entre l'auteur, le narrateur et le lecteur
- la valorisation de la présence du corps : le rire du bas corporel
- la moquerie, la satire : le rire critique de certains acteurs de la société
- le pur jeu, le rire gratuit, juste pour le plaisir
Qu’est-ce que le rire ? la réponse du médecin
Dans Gargantua, le rire est souvent désigné par le verbe « s'esclaffer » : rire bruyant qui agite les nourrices du petit Gargantua, ou celui des compagnons de Gargantua à la fin de la harangue de Janotus. C'est à ce moment-là qu'on lit une description très précise du rire comme mécanisme physique, dans sa version la plus excessive, le fou rire. Il est décrit comme une curiosité physiologique, en médecin, avec un vocabulaire précis et technique :
« Avec eux, maître Janotus de Bragmardo se mit à rire à qui mieux mieux, ils riaient tant que les larmes leur venaient aux yeux, suite à la véhémente secousse de la substance du cerveau qui expulse les humidités lacrymales, coulant à travers les nerfs optiques. » (chapitre 20)
On décrit ici la production des larmes par l'ébranlement du cerveau : le rire secoue le corps en profondeur.
La joyeuse communauté des rieurs, la connivence auteur/lecteur/entre les personnages
À la fin du prologue, le narrateur réclame aux lecteurs de boire à sa santé pour que lui fasse de même : cela signifie au sens figuré, pour les lecteurs, accepter de rire à ses traits d’humour et ne pas le prendre inutilement au sérieux.
- De même, à Thélème, les esprits « vieux chagrin et jaloux » n'ont pas le droit d'entrer à l'inverse des « joyeux, plaisants mignons ».
- Lorsque les nourrices s’amusent avec le sexe du jeune géant, elles forment une communauté de rieuses qui « s'esclaffaient de rire ». Le dialogue repose entièrement sur la connivence joyeuse, puisqu'elles font mine de se disputer pour mieux rire ensemble. L'aptitude à rire avec les autres est présentée comme une qualité sociale essentielle. C'est parce qu'il est joyeux que Frère Jean et si apprécié par ses compagnons. « Et Frère Jean de rigoler. Jamais homme ne fut tant courtois ni gracieux ».
Les banquets (L’emblème est le chapitre 5 « Les propos des bien ivres ») donnent aussi cette atmosphère collective harmonieuse d'une communauté où chacun vit ensemble. En particulier dans le banquet convivial qui précède la naissance de Gargantua. C'est en pleine rigolade collective que Grandgousier entend les premiers cris de son fils : « le bonhomme Grandgousier buvant, et se rigolant avec les autres ». Le cri « À boire, à boire, à boire » peut alors être lu comme une demande symbolique de participation aux banquets.
La parodie des romans de chevalerie et chansons de geste (épopées médiévales)
Rabelais a été nommé l’« Homère bouffon » au XIXe siècle, expression reprise par Victor Hugo, par Flaubert et beaucoup d'autres. Les moments fondamentaux de la vie du héros apparaissent comme dans un roman de chevalerie : l'enfance du héros, ses prouesses chevaleresques, son retrait du monde au sein d'une abbaye (le « moniage »). Tous ces éléments sont évidemment parodiques : le « moniage », dans les romans de chevalerie, raconte la vieillesse et les derniers temps de la vie du héros, alors que l'abbaye de Thélème de Gargantua est un lieu de passage, une école, et donc tout l’inverse d’une fin.
Dans les romans de chevalerie, l'éducation tient d’ailleurs très peu de place, pour une raison culturelle plus profonde : il s'agit pour le héros de devenir ce qu’il est de naissance, c’est-à-dire noble (avec les qualités qui vont avec). À l’inverse, l'abbaye de Thélème est un collège où l'on apprend à devenir ce que l'on peut et doit être. On voit là en germe toute la pensée moderne que développe la Renaissance.
Comique grossier, le « bas corporel »
En 1549, le poète Du Bellay, dans la Défense et illustration de la langue française, évoque Rabelais comme « celui qui fait renaître Aristophane et feint si bien le nez de Lucien ».
Aristophane est le plus célèbre auteur grec de comédies : il faisait jouer ses pièces à Athènes au Ve s. avant J.-C, où il était très connu pour son comique grossier, mais aussi sa satire des philosophes et des hommes politiques. Lucien est un auteur grec de romans comiques.
Ex. Lorsque le jeune Gargantua atteint l'extase divine par la musique, la chute finale du chapitre est scatologique : il barytonne « du cul ».
Ex. La fontaine de l'abbaye de Thélème décrite au début du chapitre 55. Cette fontaine centrale présente une sculpture des trois Grâces qui « portaient des cornes d'abondance et jetaient l'eau par leurs mamelles, leurs bouches, leurs oreilles, leurs yeux et autres ouvertures du corps »
Au contraire, le modèle architectural qu’a utilisé ici Rabelais voilait pudiquement le sexe des Grâces avec la main.
Ex. De la même façon, l'emblème qui orne la livrée de Gargantua (chapitre 8) est une figure à interpréter à plus haut sens, puisqu'elle se rapproche de l'androgyne de Platon et d'une devise de Saint-Paul en grec : c'est une sorte de hiéroglyphe à décrypter. Pourtant, la description de l'androgyne prend plaisir au rabaissement : « Un corps humain ayant deux têtes, l'une virée vers l'autre, quatre bras, quatre pieds, et deux culs ». La coordination finale retourne vers le bas corporel ridicule. La forme du corps de l'androgyne est modifiée par rapport à Platon, puisqu'il a non pas une tête à deux visages, mais deux têtes tournées l'une vers l'autre. Et cela donne ainsi à voir un couple en train de faire l'amour.
=> Dans ces trois exemples, ce sont par des expressions situées en position finale d'une énumération que s’introduit le bas corporel, comme une chute comique et un rabaissement joyeux, festif.
L'exubérance, l'excès, le comique gigantal
LECTURE LINÉAIRE #1 : la petite enfance de Gargantua
Rabelais use d’un procédé comique traditionnel des histoires gigantales, à savoir l’hyperbole numérale proportionnée à la taille du personnage, procédé qu’il affine grâce à :
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la proximité entre un chiffre ahurissant et l’adverbe « ordinairement » ;
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la précision extrême, à l’unité près (17 913 vaches), alors que le dénombrement pourrait s’exprimer par un ordre de grandeur approximatif ;
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l’écart entre la nature évidemment fictive du récit et son ancrage dans la réalité d’un petit terroir avec les mentions des lieux réels de Pautille et de Brehemond ;
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la justification causale en deux temps : « car..., considéré... » qui motive de manière prétendument rationnelle un récit évidemment invraisemblable.
Le bébé géant
Le landau de Gargantua prend plaisamment les dimensions d’une charrette à bœufs.
La scène insiste sur la passivité du géant, qui est objet (COD) de la phrase (« le porter » ; « le promenait par-ci par-là ») et objet de spectacle pour les autres. Le spectacle est plaisant ; la mollesse de la peau de l’enfant est exagérée par un chiffre hyperbolique : « avait presque dix-huit mentons ».
Ex. La liste des plats mangés par Gargamelle alors enceinte de Gargantua, au chapitre 4 :
« Le fondement lui échappait, par un après-dîner, le troisième jour de février, pour avoir mangé trop de gaudebillaux. Les gaudebillaux sont de grasses tripes de coiraux. Les coiraux sont des bœufs engraissés à la crèche et dans les prés guimaux. Les prés guimaux, ce sont ceux qui donnent de l'herbe deux fois par an. Ces bœufs gras, ils en avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille quatorze pour qu'on les sale à mardi gras, afin d'avoir en début de printemps du bœuf de saison en abondance, de façon à pouvoir faire au début des repas un bénédicité de salaisons, et mieux se mettre au vin. »
Ex. La description de costume au chapitre 8 : tout y est démesuré, sauf la braguette, éléments à la mode à l'époque de François Ier. Rabelais s’amuse de cette discordance. Comique des chiffres.
L'étonnement, la surprise : jeux de mots, devinettes joyeuses, images grotesques ou interventions inattendues
LECTURE LINÉAIRE #3 : Les pèlerins de Gargantua
L'intervention inattendue de Frère Jean lors du sermon sérieux de Grandgousier contre le culte superstitieux des saints : tonalité sérieuse, et brusque changement de registre, avec une joute verbale grivoise entre frère Jean et le pèlerin Lasdaller.
Autres exemples :
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Comique de listes, qui finissent par ne plus servir à rien, comique grotesque, absurde
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Comparaison décalée : « rire comme un tas de mouches »
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Jeux sur les sonorités : « moines moinant de moinerie »
Le décalage : burlesque et héroï-comique
LECTURE LINÉAIRE #1 : la petite enfance de Gargantua
Comique scatologique et médecine
La beauté du spectacle est cependant nuancée par un élément négatif, introduit par la conjonction « mais ». Gargantua est incontinent et passe son temps à « se conchier ». Ce problème est expliqué selon une approche médicale précise, qui recourt à la théorie médicale des tempéraments. La nature de Gargantua est déterminée par un tempérament flegmatique, qui est ici de manière burlesque localisé spécifiquement aux « fesses ». Selon les conceptions médicales, le flegmatique est porté à l’indolence, à la paresse. Ainsi le plaisant attribut du sujet « merveilleusement phlegmatique des fesses » rend de manière très concrète l’effet de l’humeur dominante : l’apathie de l’enfant se signale par le relâchement absolu du sphincter selon un comique aussi scatologique que médical.
Autres exemples :
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La cause de la guerre picrocholine : l’épisode des fouaciers qui refusent de vendre leurs fouaces (brioches) aux bergers de Gargantua (chapitre 25)
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La folle ambition de conquête de Picrochole, qui s’enflamme en rêvant à la conquête du monde entier, de terres lointaines… (chapitre 33)
Les théories médicales de la Renaissance sont très influencées par les théories anciennes, remontant au moins à Hippocrate, sur les quatre humeurs (le sang, la pituite, la bile jaune, et la bile noire). Le naturel de l’individu est déterminé par l’humeur qui domine chez lui. Gargantua est flegmatique (pituite). Le nom de Picrochole en fait un exemple parfait d’atrabilaire (excès de bile jaune).
Le savoir dans Gargantua
D'après le prologue, le « plus haut sens », c'est-à-dire le savoir que pourrait contenir Gargantua, pourrait concerner « notre religion, la situation politique et la vie économique de notre monde ».
I. La religion
Chapitres 19-20, 40, 45, 52-58
Les théologiens de la Sorbonne sont des cibles privilégiées de Rabelais, notamment lors de l’épisode des cloches de Notre-Dame, avec le personnage de Janotus de Bragmardo, victime du comique satirique.
LECTURE LINÉAIRE #3 : Les pèlerins de Gargantua
Le chapitre 45 s’en prend violemment aux pèlerins et, surtout, à ceux qui défendent la pratique des pèlerinages, à travers un discours violent de Grandgousier contre « les faux prophètes ». Puis Grandgousier conclut son sermon par l’énumération de ses enseignements, sous le patronage de saint Paul et dans la continuité de l’humaniste Érasme contre la pratique inutile des pèlerinages. Celui qui suivra les enseignements évangéliques aura alors la récompense du bon fidèle. Le remède contre la peste et les maux en général n'est pas le pèlerinage mais l'action vertueuse du bon chrétien qui prend soin de sa famille : un sermon marqué par sa simplicité évangélique.
Les attaques touchent aussi les moines. On peut d’ailleurs se demander si la satire contient toujours du rire, notamment dans un des chapitres les plus violents contre les abus des moines, le chapitre 40. Les mauvais moines, c'est-à-dire presque tous, sont comparés au singe, « toujours moqué et harcelé » qui « reçoit de tous moqueries et bastonnades ». Gargantua fini par déclarer : « c'est la cause pour laquelle tous les moines sont détestés de tous ». Leur comportement déclenche non des rires, mais seulement des cris et de la colère.
L’épisode de Thélème (chapitres 52-58) a évidemment un sens religieux, car il s’agit d’une utopie d’abbaye, contre-modèle des abbayes de l’époque : mariage possible, richesse, liberté (vs. chasteté, pauvreté, obéissance = règles traditionnelles), pas d’horloge, mixité, libres de sortir, pas de murs.
La devise : « Fais ce que (tu) voudras », c’est la liberté de choix. Ils et elles sont vertueux, cultivés, intelligents et cela fonctionne très bien. Occupations variées : lire, écrire, chanter, couture, amour, poésie…
II. La politique
Surtout les chapitres 25-51 (la guerre contre Picrochole)
Pour ce qui est de la politique, on peut donc se demander si Gargantua peut être apparenté à un traité politique, à travers la fiction. Gargantua, personnage de géant déjà bien connu du public, n'était pas un roi avant Rabelais : c’est donc un élément significatif.
Gargantua, un roi civilisateur, nouvel Hercule
La naissance de Gargantua semble être la promesse de l'apparition d'un héros civilisateur, qui nettoiera le monde du tyran Picrochole, comme l'avait fait jadis Hercule des monstres et des tyrans. L'épisode de la jument de Gargantua qui ravage une forêt en tuant les mouches avec sa queue pour faire naître une terre nouvelle, la Beauce, peut être lu comme une allégorie : l'action de la jument met fin à « une vraie briganderie » et débarrasse une région des insectes qui tyrannisent les autres bêtes.
Gargantua, la force brute peu à peu maîtrisée par la raison
Il y a un passage où Gargantua est une incarnation de la force brute, c'est l'épisode des cloches de Notre-Dame où il est l'auteur d’un déluge d’urine. Bien sûr, il punit les théologiens rétrogrades la Sorbonne et l'effronterie des Parisiens, mais il le fait d'une manière tyrannique. Néanmoins, une fois que Gargantua a réalisé son caprice, il corrige rapidement sa conduite : il réunit ses conseillers pour délibérer, et décide de rendre les cloches, et cela avant même la harangue de Janotus. Apprendre à maîtriser cette force qui peut être excessive apparaît ici comme un enjeu important.
Grandgousier le sage vs. Picrochole le colérique
L'autre roi, son père Grandgousier, n'a jamais rien de tyrannique. Au début de la guerre contre Picrochole, il préfère à la force une prière qui s'en remet à Dieu dans l'espoir de son intervention pour régler le conflit sans violence. Gargantua fera d’ailleurs, plus tard, l'éloge de la clémence évangélique de son père, qui traite humainement son ennemi vaincu, contrairement aux « autres rois et empereurs, qui se font même nommer catholiques, qui l’auraient misérablement traité, durement emprisonné, et rançonné extrêmement ». Grandgousier est homme de compassion et de modération, alors que Picrochole est constamment colérique dans le texte : « je me suis mis en devoir pour modérer sa colère tyrannique ». La sagesse nécessaire au prince est incarnée par un personnage, Échéphron qui signifie en grec « prudent », seul bon conseiller de Picrochole que ce dernier est incapable d'écouter. De manière assez évidente, Gargantua oppose ici le bon prince et le tyran, d'une manière très pédagogique pour le lecteur.
À travers le conflit entre Grandgousier/Gargantua vs. Picrochole, Rabelais dépeint de manière allégorique et caricatural les guerres qui opposent à son époque l’Espagnol Charles-Quint et le Français François Ier. La fiction permet d'humilier l'empereur espagnol et de prendre une revanche sur la réalité qui puisse faire oublier la défaite désastreuse de Pavie, où Charles-Quint a battu les troupes de François Ier. Pourtant, l'éloge de la paix, qu’on trouve notamment dans le discours de Ulrich Gallet, critique autant l'un que l'autre.
III. L’éducation
Chapitres 14-24 surtout
Au XVIe siècle, époque de l'humanisme, il y a un grand intérêt pour l'éducation : Le Hollandais Érasme, l’Espagnol Juan Luis Vives, l’Allemand Johannes Reuchlin ont écrit des traités qui propose un nouveau type d’éducation. Rabelais, dans son premier livre Pantagruel, avait déjà abordé le sujet dans une lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, qui proposait un programme complet d'éducation. Dans Gargantua, le message porté par l'auteur passe par des voies qui sont plus complexes, car le thème de l’éducation est disséminé dans l’ensemble des chapitres 14 à 24, et même au-delà.
Dans les chapitres 14 à 24, qui forment le cycle de l'éducation de Gargantua, il est clair que s'oppose deux types de pédagogie : l'ancienne et la nouvelle, la nouvelle venant remplacer l'ancienne dans l'ordre des expériences de Gargantua.
Le père Grandgousier et son fils Gargantua sont comparés à Philippe de Macédoine et son fils à Alexandre le Grand. Ce dernier est connu pour avoir eu le grand philosophe grec Aristote pour maître. Gargantua a d'abord deux « maîtres sophistes » : Thubal Holoferne et Jobelin Bridé. Puis il choisit un meilleur pédagogue en la personne de Ponocratès. Les deux premiers incarnent l’ancienne pédagogie, le suivant la nouvelle.
Ancienne éducation
Maîtres vieux, tousseux : Le prénom du premier « grand docteur sophiste » Thubal Holoferne, fait référence à la « confusion » (tubal, en hébreu). mémoire pour la mémoire, formalisme qui devient rituel, récitation, pas d'exercice physique, apathie, sommeil et repas longs, jeux pour passer le temps, pas de réflexion, sommeil et repas très longs, ennui de l’élève. Les textes étudiés sont des commentaires à des textes antiques, mais pas des textes des auteurs originaux.
Grandgousier constate que son fils est devenu « fou, niais, tout rêveux et hagard ». Devant Eudémon, « il pleure comme une vache et se cache le visage avec son bonnet ».
La façon de raconter les deux éducations est aussi importante et compte beaucoup. L'ancienne éducation est fondée sur la répétition, l'accumulation de détails. Au chapitre 22, 217 jeux sont énumérés, mise en scène d'une manière de raisonner par accumulation. Énumération désordonnée, pas de groupes cohérents, dispersion et accumulation, désordre.
Nouvelle éducation
Maître de qualité (noms grecs, comme celui de Ponocratès), se comporte avec son élève comme on doit le faire avec le monde, dans une posture d'observation, amour de l'effort, étendue très vaste des disciplines : anciennes et nouvelles, langues anciennes pour l'accès aux textes bibliques et scientifiques, droit, sciences de la nature, démarche expérimentale ; pratiques religieuses différentes : lire, méditer, prier (et non plus réciter), débuts de chaque journée marquée par des exercices spirituels. Culture livresque de l'Antiquité. Dialogue entre les livres et l'observation du monde. Gargantua visite les artisans, les techniciens. Rôle éducatif du jeu, pour apprendre et connaître. Exercice physique, hygiène. Liberté de choix : rencontrer l'adhésion de l'élève. Éducation d'un prince. La nouvelle éducation a lieu à Paris.
Dans la nouvelle éducation, les activités s’imbriquent entre elles. Chapitre 23 : fluidité, enchaînement logique des paragraphes.
Le thème de l’éducation avait été lancé avant, avec l’épisode du « torche-cul », et il continue après. À l’issue du « cycle éducatif », Grandgousier rappelle son fils auprès de lui pour accomplir son devoir de défense de son peuple, au chapitre 29. Il y a une réelle attention du père pour l'éducation de son fils, malgré sa naïveté et ses erreurs initiales. Cet intérêt se porte sur les enfants en général, car on doit aussi remarquer qu'à la fin de la guerre, Grandgousier est décidé d'assurer l'éducation du fils de Picrochole.
L'éducation de Gargantua montre son chemin vers la vertu. Comme le dit le précepte socratique de frère Jean : « car comment pourrais-je gouverner autrui, moi qui ne saurais me gouverner moi-même ? ». Pour devenir roi philosophe, Gargantua a été éduqué par les livres, mais son éducation mêle la culture de l'esprit à celle du corps et s'ouvre à la réalité (commerce, artisanat, agriculture), pour un prince qui doit s'intéresser à tout pour gouverner ces sujets.
LECTURE LINÉAIRE #2 : L’éducation de Gargantua
Le passage apparaît comme la conclusion des chapitres 23-24, dont il tire le bilan, mais il évoquant surtout une variation dans l’emploi du temps de Gargantua, ayant lieu « une fois le mois ». C’est une étonnante conclusion, qui récapitule en peu de mots, au sujet une journée-type de divertissement, les bienfaits apportés par cette éducation : vie joyeuse, attention à la vie pratique, connaissances théoriques et lettrées mêlées à l’expérimentation, qui permettent de fonder un esprit critique et, pour finir, autonome. Gargantua a donc appris par son éducation à se mouvoir par lui-même, comme un « automate ».
Rire & savoir dans Gargantua
I. Le rire, une voie vers le savoir
Dans le dizain, le rire est présenté avec une mission thérapeutique et sociale, qui consiste à rendre le lecteur joyeux, dans son esprit et dans son corps, lui qui est occupé par des soucis et des chagrins. Cela est vrai par l'effet immédiat du texte mais aussi, comme cela est développé dans le « prologue », par le « plus haut sens » qu’il permet d'atteindre : le rire est une voie vers le savoir.
Et le rire, dans le portrait de Socrate du « prologue », est mis sur le même plan que le verbe dissimuler (son divin savoir) : « toujours riant (…) toujours dissimulant son divin savoir ». Le rire entrerait donc dans une stratégie de cryptage du sens profond du texte : l'auteur comique est comme Socrate, qui se présente comme un joyeux drille (« son aspect était ridicule ») pour mieux cacher un autre visage plus sérieux, plus grave et plus profond.
Le rire satirique
C'est un rire de moquerie qui attaque les vices et les mauvais comportements. Ce rire-là a donc une dimension sérieuse, morale, et il sert aussi d’exutoire, car ce rire rabaisse sa victime.
LECTURE LINÉAIRE #1 : la petite enfance de Gargantua
Satire des philosophes et théologiens du Moyen Âge et de la Sorbonne
La satire vise ici plus largement tous les philosophes et théologiens, de la Sorbonne en particulier, dont les querelles sont ridiculisées par Rabelais. La formule traditionnelle de censure de la Sorbonne est très fidèlement traduite : male scandalosam. Dans la version de Rabelais, l’adverbe latin male, de l’expression, devient par un joyeux néologisme parfaitement approprié au sujet : « mamellement ». À travers cette évocation de la censure de la Sorbonne, il est fort possible que Rabelais fasse allusion aux condamnations dont le livre précédent de Rabelais, Pantagruel, avait été l’objet. Il est donc ironique de voir Alcofribas se ranger du côté de l’opinion de la Sorbonne.
Ex. Le grand adversaire politique et militaire qu’est Charles-Quint pour le transformer en fantoche caricatural sous les traits de Picrochole. L'empereur n'est plus qu'un petit tyran de campagne. Son rêve de conquête universelle est tourné en dérision par le dialogue de folie collective rapporté au chapitre 33. Roi de carnaval, il finit par tuer son cheval de colère, comme le veut son tempérament (picrochole). Le prudent Echéphron prophétise que « qui trop s’aventure perd cheval et mule ».
Ex. Les théologiens de la Sorbonne sont aussi les victimes de ce rire satirique, tout comme les moines.
On peut se demander si la satire contient toujours du rire, notamment dans un des chapitres les plus violents contre les abus des moines, le chapitre 40. Les mauvais moines, c'est-à-dire presque tous, sont comparés au singe, « toujours moqué et harcelé » qui « reçoit de tous moqueries et bastonnades ». Gargantua finit par déclarer : « c'est la cause pour laquelle tous les moines sont détestés de tous ». Leur comportement déclenche non des rires, mais seulement des cris et de la colère.
Derrière l’apparente gratuité ludique, les vertus philosophiques du rire : l’étonnement
La gratuité ludique vient souvent de la création d'images étonnantes. Or, l’étonnement est à l'origine de la philosophie, de la pensée vive, de la remise en question permanente. Le rieur a la capacité de s'étonner de tout.
Ex. Lorsque Gargantua compisse les Parisiens, le comique peut être satirique (se moquer des Parisiens et des « Sorbonnards » ou purement gratuit : Rabelais conserve le trouble entre la tentation d'une lecture sérieuse qui verrait par exemple dans ce châtiment un nouveau déluge. Par ses excès, la scène est pleinement grotesque et provoque une joie indépendante de toute recherche préalable de signification ou de morale : les conséquences de l'acte d'un géant, d'un acte aussi atroce que joyeux.
Ex. Le récit de la petite enfance du héros est extrêmement précise, sur la vie du nourrisson puis du très jeune enfant. Et c'est par le rire qu'il invite à découvrir les particularités de cet âge, à prendre conscience de sa force vitale, de son désordre, à s’étonner pour voir vraiment la réalité de la toute petite enfance. Le chapitre du torche-cul, grâce à son comique scatologique et à ses excès, permet de comprendre comment l'enfant découvre le monde par le biais des sensations de plaisir et de déplaisir à une époque essentielle de son existence. Et c'est en riant que Rabelais donne à voir la petite enfance telle qu'elle n'avait jamais été montrée avant lui.
Ex. Un passage du dizain :
« Vrai est qu’ici peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire. »
Ce passage semble plutôt vouloir dire qu'il n'y a rien à apprendre du texte si l'on ne rit pas. Par ces vers, le rire est promu comme une émotion fertile sur le plan intellectuel. On peut aussi le comprendre ainsi : Gargantua apprend aux lecteurs à rire, c'est-à-dire à devenir vraiment homme.
II. Le rire, un « savoir-vivre », une philosophie de la vie
D’après le dizain initial, avant de lire/rire, le lecteur doit se « dépouiller de tout affection » et ne pas se « scandaliser ». Il s'agit d'oublier ses passions et son sens moral pour retrouver un rire pur. Les deux derniers vers évoquent la supériorité du rire sur les larmes, « parce que rire est le propre de l'homme ». Cette formule se présente, avec son présent de vérité générale et son allure de proverbe, comme une vérité philosophique. Elle marque la supériorité du rire sur les larmes et fait la promotion du rire comme composante essentielle de l'humanité : c’est une manière de vivre sa vie qui est ici défendue, qui se rapporte au modèle du grec Démocrite. On peut rapporter cela à la tonalité d’ensemble du roman, où le comique est très largement dominant.
Démocrite/riant les faits de notre vie humaine : le rire comme manière de vivre
Le poète Hugues Salel, en 1534, présentait l'auteur alors anonyme de Pantagruel comme un nouveau « Démocrite / Riant les faits de notre vie humaine ».
Démocrite est un philosophe grec qui proposait une manière de vivre qui faisait du rire la méthode pour surmonter tous les soucis de la vie humaine.
Le rire est une marque de recul à l'égard de la vie humaine, de l’existence, de l'humaine comédie. Aucun personnage n'échappe au ridicule dans Gargantua, même les personnages les plus valeureux.
Ex. Grandgousier, le noble roi plein de clémence, apparaît d'abord dans une attitude comique : « après souper se chauffe les couilles à un beau clair et grand feu ».
Ex. Frère Jean finit pendu à un arbre, ce qui lui vaut les rires gentiment moqueurs de ses amis qui tardent volontairement à le libérer.
Ex. Les Thélémites ont aussi leur part de ridicule : leur « louable émulation » se réalise sous la forme d'une unanimité harmonieuse que le lecteur peut trouver ridicule : « si quelqu'un ou quelqu'une disait buvons, tous buvaient… »
Ex. L'épisode des chevaux factices et la manière dont le rire collectif s’empare de la salle à la fin s’apparente au regard distancié de Démocrite, qui prend de la hauteur par rapport aux événements. Les victimes du jeune Gargantua racontent leur mésaventure à leurs compagnons et « les font rire comme un tas de mouches ». Cette comparaison fait entendre la puissance du rire collectif à travers un comparant qui atténue cette puissance. Le narrateur rit derrière en les regardant se réjouir avec le regard distancié du géant, qui seul peut être compris ainsi par Gargantua qui confond les boulets de canon avec des grains de raisin.
La plaisanterie, la recherche du comique semble bien être liée à une posture de distance par rapport aux événements et donc à la volonté de mieux vivre grâce au rire.
Le rire contre la peur
Le rire peut être présenté, dans sa dimension carnavalesque, comme une victoire sur la peur, comme le dit le critique russe Mikhaïl Bakhtine.
Ex. La rencontre avec Janotus et sa suite. L'allure du défilé suscite la frayeur de Ponocratès, personnage pourtant plein de raison. L'épisode de la harangue marque le passage d'une émotion à une autre : la frayeur initiale disparaît et se trouve mise à distance par le rire collectif final. Le personnage de Janotus semble avoir été transformé lui-même par le rire collectif, devenu un homme nouveau après avoir ri, même si sa soudaine critique de la Sorbonne vient du fait qu'ils se sent personnellement lésé.
Ex. Les pèlerins sont, dans l’histoire de Gargantua, ceux qui souffrent de toutes les peurs collectives du temps : peur de la maladie, et en particulier de la peste, de la guerre et de la misère, peur liée aux croyances superstitieuses. Ces personnages souffrent de tous les fléaux du temps. Rires des pèlerins, c'est aussi rire de toutes leurs peurs, somme toute très communes.
III. Susciter un lecteur méfiant, éveillé et enquêteur en gênant sans cesse l’interprétation du lecteur
Le narrateur de Gargantua, Alcofribas Nasier
Comme le dit Gérard Defaux, grand spécialiste du XVIe siècle :
« Maître Alcofribas, ce narrateur joyeux, inconséquent et paillard de la chronique pantagruéline, qui monte en scène bien aspergé d'eau bénite de cave et que l’odeur céleste du vin plonge dans l'extase poétique, n'est pas François Rabelais. (…) il est un personnage »
On a tendance à relier l'auteur et le narrateur à cause de l'anagramme (FRANCOIS RABELAIS = ALCOFRIBAS NASIER). Mais cette allusion n'était compréhensible que pour les amis de Rabelais : le nom de Rabelais n’apparaît pas comme auteur du livre et il n’était pas assez connu pour qu’on le devine. En plus, la grande majorité des éditions portaient le seul nom « M. Alcofribas », qui n’est pas l'anagramme de quoi que ce soit. Il est donc évident pour le lecteur qu’il s’agit d’un nom fantaisiste.
Ce narrateur clairement fantaisiste est pourtant très présent dans le livre, notamment pour garantir la vérité des faits racontés, ce qui est évidemment absurde pour une telle histoire de géants.
Ex. À un moment, le narrateur assume un rôle de témoin direct en prétendant avoir entendu lui-même la puissante voix de Gargantua, au chapitre 23 (« Je l’entendis une fois appeler Eudémon depuis la porte saint Victor jusqu’à Montmartre »). C'est un procédé qui le rapproche d’un auteur grec de l’Antiquité, Lucien : cet auteur de romans comiques tourne en dérision les récits de l’historien Hérodote, qui prétend avoir été témoin direct des événements qu'il rapporte.
Il y a aussi une grande insistance sur la relation entre le narrateur et le lecteur, qui font tous les deux parties de la joyeuse communauté des rieurs et buveurs de Gargantua. Le lecteur est en effet :
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Compagnon de joyeuses débauches (chapitre 3)
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Disciple que le maître invite à réfléchir sur la symbolique du récit (chapitre 27)
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Contradicteur auquel le narrateur s’oppose de manière véhémente, notamment lorsqu'il est question de la naissance fabuleuse de Gargantua par l'oreille : « Je me doute que vous ne croyez assurément cette étrange nativité » (chapitre 6)
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Objet d’insultes : le narrateur défend la vérité de son récit avec insistance, allant même jusqu'à insulter le lecteur trop méfiant, comme au début du chapitre 4, dans la seconde phrase : « Et si vous ne le croyez pas, le fondement vous échappe. ».
La déhiérarchisation des sens
Le jeu à la mode de Lucien autour de la croyance naïve, de la protestation de véracité alors que les faits sont évidemment fictifs, est mis au service d'une critique généralisée de la crédulité. En effet, tous ces procédés brisent l'illusion de la fiction. Cela oblige pour ainsi dire le lecteur à réfléchir, à savoir lire entre les lignes ou à savoir s'informer par lui-même pour démêler le vrai du faux. Le livre construit son lecteur modèle : un lecteur méfiant, enquêteur.
Le pacte de lecture est volontairement ambigu : le lecteur doit à la fois croire le narrateur pour le plaisir de la fiction et, d’un autre côté, ne pas le croire et rester sur ses gardes s'il veut tirer un profit intellectuel de la narration.
La fiction de Rabelais n'abolit pas les différents sens qui peuvent être littéraux, historiques ou symboliques, elle en refuse la hiérarchie. Rabelais déstabilise son lecteur, en le poussant à de demander. Que cela signifie-t-il ? Mais il y a moins une signification à trouver qu'un état d'esprit. Le roman impose une manière de lire nouvelle : face à l'indécision fréquente voire l'impossibilité d'interpréter, le lecteur est constamment mis au défi de faire face à des formes très différentes sans pouvoir se fier à une manière stable de lire et de comprendre. La lecture telle qu'elle est promue par Rabelais est une lecture toujours insuffisante et insatisfaite. À la fin de Gargantua, les deux interprétations proposées de l'énigme en prophétie, toutes deux validées, ne sont donc que des invitations à ne pas s'en satisfaire pour chercher toujours plus loin.
Ex. Pour l’énigme en prophétie (dernier chapitre), les deux interprétations proposées par frère Jean et Gargantua s’opposent, mais ils ont à la fois tort et raison tous les deux. La clé de l'énigme est bien la description d'une partie de jeu de paume comme le dit frère Jean, mais l'interprétation spirituelle qui voit une prédiction de la récompense de celui qui sera resté constant dans sa foi, comme le dit Gargantua, est largement permise par les derniers vers du texte. L'énigme en prophétie égalise, à cause de sa polysémie radicale, toutes les interprétations possibles.
Ex. Le texte incompréhensible du chapitre 2 « Les fanfreluches antidotées ».
CONCLUSION
S’il y a une leçon à Gargantua, elle est moins à chercher dans les idées elles-mêmes que dans la manière qui consiste à mêler sans cesse le rire et le savoir, le jeu et le sérieux. C'est en repoussant tous ceux qui se prennent au sérieux et prétendent imposer aux autres un système unique et définitif : des bâtisseurs d'empires aux théologiens de la Sorbonne… Le rire est la forme suprême de la liberté, une façon de miser sur la vie et sur la pensée libre de chaque individu.
Troubler le sens, le rendre instable, comme le fait l’auteur et le narrateur de Gargantua dès le prologue, peut être associé à la volonté de construire un lecteur à la fois sérieux et rieur, c'est-à-dire désireux de lire le texte à la recherche de choses sérieuses, mais qu'il soit dans le même temps totalement dépourvu d' « esprit de sérieux ».
C’est cela qui fait de ce roman si étonnant une œuvre majeure de l’humanisme et de la modernité.
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