Hugo, Les Contemplations
LE COURS
Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur le recueil de Victor Hugo et sur le parcours "Les Mémoires d'une âme". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
1. Une autobiographie en poésie ?
« Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium. » (Préface)
Une autobiographie est le récit qu'une personne réelle fait rétrospectivement de sa propre vie, souvent en se centrant sur l’évolution de sa personnalité, à travers la description de périodes et d’événements marquants. De nombreux éléments entraînent le lecteur à considérer Les Contemplations comme une œuvre autobiographique.
Le nom de l'auteur : « Victor Hugo » s'étend sur la couverture et sur la page de titre. Ce n'est pas un pseudonyme, et la personne est publique, connue comme poète et comme homme politique. Victor Hugo a plus de 50 ans lorsqu'il publie le recueil. Le lecteur le reconnaît et peut reconnaître les personnes et les événements qu'il évoque. « À ma fille » ou « À celle qui est resté en France » rappellent la mort de Léopoldine et l'exil de son père. Tout cela oriente le lecteur du côté des circonstances de la vie réelle de Victor Hugo, d’une poésie autobiographique.
Des dates, des personnes, des lieux indiqués à la fin ou au début des poèmes : les localisations et les datations des poèmes produisent des effets d’ancrage de ceux-ci dans les circonstances particulières de la vie privée de Victor Hugo. Cet effet est accentué par la multiplication des noms propres (Fromont Meurice, Paul Meurice, Alexandre Dumas…), en particulier dans les dédicaces, et l’insistance du poète sur des références biographiques aisées à identifier comme telles ; quelques notes, même (« À Jules J. » et « Ecrit en 1846 »), soulignent ce poids des circonstances. En plaçant des dates à la fin des poèmes, même si elles ne sont pas placées dans l'ordre chronologique, Victor Hugo a indiqué un chemin repérable pour les lecteurs, qui correspond aux événements de sa vie. Depuis « La Coccinelle » daté de « Paris, mai 1830 » (livre I) à « À celle qui est resté en France » (livre VI) daté de « Guernesey, 2 novembre 1856 ».
La mort de Léopoldine, évidemment, structure le recueil de manière évidente : « Nous venons de le dire, c’est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau. « La perte des êtres chers » : tout lecteur de Hugo sait bien que la mort de sa fille Léopoldine a pu couper en deux l’existence du père endeuillé. Une première division oppose donc « Autrefois » à « Aujourd'hui », les deux « tomes » annoncés dans la préface. La préface annonce qu'un « abîme les sépare ». La préface établit un « pacte de lecture », en présentant son projet. Il s’agit a priori d’un recueil de poésie lyrique de nature autobiographique. Cette préface et paraphée et datée. « V. H. » rappelle évidemment le nom qui figure sur la couverture. Le lieu et la date (« Guernesey, mars 1856 ») sont vérifiables : Victor Hugo se trouve en effet à Guernesey et le livre est publié un mois plus tard, en avril 1856. Dans le recueil, le premier poème « À ma fille » se présente comme une dédicace, reprise par le dernier poème « À celle qui est restée en France » qui offre le livre à Léopoldine : le livre est un hommage pour elle, un projet intime donc.
La bipartition annoncée dans la préface entre « Autrefois » et « Aujourd’hui » autour de la date de 1843 est visible dans la table des matières. Les poèmes de « joie » de la première partie sont censés avoir été rédigés dans les années 1830 et 1840, avant la rupture que représente la perte de Léopoldine, noyée à 19 ans dans la Seine quelque temps après son mariage avec Charles Vacquerie. On remarque que la scission chronologique affichée entre les livres I-III et IV-VI n’est pas si nette : ainsi, un poème d’« Autrefois » est daté d’octobre 1846 (Livre III, VI) et un autre de juin 1855 (Livre I, VII).
Mais en réalité, l’essentiel des 108 poèmes au programme a été rédigé entre 1852 et 1855.
« Le livre d’un mort » ?
Dans la préface, le lecteur est invité à lire le recueil « comme on lirait le livre d’un mort ». Il s’agit d’une sorte de mode d’emploi ; ce n’est pas que le poète soit mort, mais le recueil a fait de son auteur un être passé de l’autre côté. Hugo précise très vite : « les Mémoires d’une âme ». Âme, déliée du corps, des contingences, des circonstances. L’auteur aurait laissé « ce livre se faire en lui », comme s’il en était seulement le réceptacle, et c’est bien une image du réceptacle qu’il développe en exploitant l’image du puits.
Si les dates sont fictives, c’est que Hugo veut recréer son histoire. L'ordre des poèmes n'est pas strictement chronologique, : seul est respecté le cadre donné par la rupture de 1843. Tout cela ressemble donc plutôt à une anthologie, comme si le poète avait rassemblé des pièces préexistantes pour recomposer des « Mémoires d'une âme ». Comme cela est suggéré dans la préface : « Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. ». C'est donc le surgissement confus des impressions, des souvenirs…
- Le premier livre, « Aurore », est celui de l’enfance et de l’adolescence ; il correspond à « l’énigme du berceau », à la « jeunesse » au « sourire » évoqués dans la préface.
- Le deuxième, « L’Âme en fleur », est un hymne à l’amour et à la nature qui le reflète.
- Le troisième, « Les Luttes et les rêves », recèle « l’illusion, le combat » d’un auteur qui réfléchit à l’injustice sociale, mais aussi déjà à la finitude et à la compatibilité de ces misères avec l’existence de Dieu.
- L’équilibre est rompu avec le quatrième livre, premier de la partie « Aujourd’hui » et moins volumineux : seulement 17 poèmes alors que les précédents en comptent respectivement 29, 28 et 30. C’est le livre du deuil, de « l’énigme du cercueil », du « désespoir » et du « sanglot ».
2. Une œuvre tombeau : « Pauca meae », le livre du deuil
Six poèmes du livre IV sont datés du 4 septembre : ces dates traduisent l’idée d’une commémoration, d’un hommage annuel. Le cheminement entre « Demain dès l’aube » et le poème qui le suit, ainsi que la présence de deux poèmes écrits en novembre, mois de la fête des morts, renforcent cette idée, puis contribuent à dessiner en creux l’image du tombeau de Léopoldine et à faire du livre IV, et plus largement des Contemplations, son monument. Sa « tombe » apparait bien sûr dans le célèbre « Demain, dès l’aube… ».
Avec « Mes deux filles » (I, III), dont la date (« juin 1842 ») est de très peu antérieure à 1843, Victor Hugo place au début du livre I du recueil un poème qui célèbre innocemment la beauté de ses deux filles et l’amour qu’il a pour elle, en créant une scène de jeu d’enfants dans une belle nature. Le poème « 15 février 1843 » (IV, 2) précède tout juste la catastrophe. Il se présente comme un poème écrit « Dans l’église », le jour du mariage de sa fille. Adressé à elle, il exprime les sentiments ambivalents d’un père dont la fille se marie : tristesse de la voir partie, bonheur de la voir heureuse. L’attachement et l’admiration pour elle est très présent : « trésor », « mon enfant béni », « ange ».
La catastrophe est marquée par la ligne de points qui suit la date, en majuscules : « 4 SEPTEMBRE 1843 ». Cela dit l’indicible, l’incapacité des mots d’exprimer l’événement, mais cela figure aussi « l’abîme », le gouffre, le vide. Utiliser ainsi la mise en page du livre est très nouveau, et ce « blanc » exprime une grande violence.
Les étapes du deuil
Fidèle à l’allure chronologique du recueil, dans « Pauca meae » le poète raconte son deuil de manière plutôt linéaire. Entre le deuxième poème et le troisième, sous la date du 4 SEPTEMBRE 1843, en capitales, une ligne de points traverse la page : elle figure l’indicible de la perte. Le choc est d’autant plus grand qu’il suit, selon les dates données, deux poèmes qui peuvent être lus comme des adieux. Au silence violent de la ligne de points succède, trois ans après, la révolte contre Dieu « jaloux », « sombre », « fatal maître », qui conduit le poète à vouloir abandonner sa fonction (III). Le poème IV fait retour, depuis l’exil, sur la douleur extrême des premiers temps, auparavant irreprésentable. Suivent ensuite des poèmes de souvenirs (V, VI, VII, IX) qui font écho aux thèmes de l’enfance, du foyer et de la nature rencontrés dans le premier livre, teintés cette fois du sentiment de la perte (voir la chute du poème VI). La présence à Jersey indique peut-être que le bonheur familial est aussi, en mode mineur, le souvenir de la vie en France. Mentionné six fois, Villequier, où est enterré le couple de défunts, est l’espace symbolique du deuil.
S’entrecroisent ensuite des poèmes de doute (VIII), d’espoir (« Et moi, par la fenêtre sombre / J’entrevoyais un coin des cieux ! » IX) et de réflexion sur le mystère de la mort (X, XI, XII). Après l’incompréhension pure qui reparaît ponctuellement (XIII), le poète se montre progressivement soumis aux volontés divines (XV), accepte l’idée d’une vie éternelle (XVI), avançant que la mort qui a transformé Léopoldine et Charles en anges-étoiles peut être une bénédiction pour leur amour (XVII). Au fil des anniversaires funèbres, le poète dévoile une maturation de son deuil qui le mène, sinon à l’acceptation, du moins à la compréhension.
Bilan de la vie de l’homme dans le poème « Veni, vidi, vixi », à la fin du livre IV. Cette vie a été vaine, c’est une défaite : j’ai vécu à la place de j’ai vaincu. L’exil confirme la mort, défaite de la République et de Hugo.
Ô seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !
3. La jeunesse : le tome de l’espérance
« La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s’effeuille page à page
dans le tome premier, qui est l’espérance » (Préface)
La préface indiquait, d’un côté, le volume de l’espérance (« Autrefois » les livres I, II et III) et, de l’autre côté, le volume du deuil (« Aujourd’hui » livres IV, V et VI) ; à l’espérance comme au deuil, Hugo donne forme par des poèmes. Les poèmes du premier volume, et particulièrement d’Aurore et de L’Âme en fleur, font à tout ce qui commence une place très importante : ils chantent la naissance du jour, aube ou aurore, les amours de seize ans, le charme d’avril, le chant des oiseaux, le matin…
Ils se rattachent au genre de la bucolique : c’est la poésie des bergers, associée à l’idée d’un âge d’or, d’une Arcadie bienheureuse où l’on aime sans souffrir et où tout est bienveillant. La bucolique compose donc un locus amoenus (un lieu agréable, retiré du monde social et plein de délices) : fleurs, oiseaux, insectes bienveillants, douceur des rayons et des vents, ombrages délicats. Ce locus amoenus, qui résonne des mélodies de la faune et de la flore, est le chez-soi du poète. Il est hors du temps et de l’actualité, c’est un âge d’or.
La poésie bucolique utilise des formes simples et modestes : des vers courts souvent impairs (heptasyllabes par exemple), une langue courante voire familière, avec un vocabulaire simple et des phrases courtes.
Malgré les dates souvent indiquées à la fin des poèmes, cette époque heureuse est vue par le Victor Hugo de 1856. Dans les poèmes « La coccinelle », « Lise » ou « Vieille chanson du jeune temps », on voit le regard tendre et amusé du poète sur le jeune homme qu’il était. On trouve aussi de la sensualité, par exemple dans « Elle était déchaussée, elle était décoiffée… ». Les poèmes font revivre ces moments, et c’est aussi pour cela qu’il s’agit du « tome de l’espérance ».
Pour la même raison, on peut relever des éléments qui ne sont pas si idylliques et heureux dans certains des poèmes bucoliques des premiers livres du recueil : comme si les catastrophes à venir étaient déjà inscrites dans un destin. Dans « À Granville, en 1936 », l’île de Jersey, futur exil de Hugo, est aperçue depuis la France (Granville est une ville sur la mer très proche de l’île de Jersey). Vue de France, et avant les catastrophe, Jersey apparait comme un paysage bucolique. Mais l’évocation de cette île pour le poète et lecteur annonce la suite… L’exil et le deuil, arrachant le poète à sa terre, l’éloignera aussi de la poésie idyllique et le condamnera plutôt au locus terribilis d’un rocher battu par la tempête. De même, à la fin de « La vie aux champs », apparaissent « des géants enchaînés » qui effraient le « voyageur », comme si le mal rôdait déjà dans le monde parfait de la bucolique.
4. Un recueil engagé
« Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influersur la
disposition d’esprit des lecteurs qui ouvrent son livre »
« Et la vie des autres hommes aussi » (Préface)
Dans la mesure où la publication des Contemplations suit de peu celles de Napoléon le Petit et des Châtiments (que Hugo appelle son « livre rouge »), la mention de « Mémoires », même « d’une âme » indique un lien avec le monde et son histoire, son destin collectif : le genre des « Mémoires », c’est le récit de la vie d’un homme en lien avec les événements de son époque. Le modèle de Hugo est Chateaubriand dont les Mémoires d’outre-tombe (1848) mêlent l’autobiographie avec le témoignage historique.
La préface porte un lieu et une date, tous liés à l’histoire publique de l’auteur : « Guernesey, mars 1856 », nouvelle adresse de Victor Hugo après son départ de Jersey, toujours en exil de la France de Napoléon III. L'indication que « vingt-cinq années sont dans ces deux volumes » renvoie un temps partagé, celui de la France. La grande division du recueil, entre « Autrefois » et « Aujourd'hui », désigne forcément les circonstances de la composition du recueil dans une actualité, celle « d'aujourd'hui », c’est-à-dire celle de la France du Second Empire et de l'exil forcé de Victor Hugo à Jersey puis Guernesey.
Dans la formule : « Insensé, qui croit que je ne suis pas toi ! » Le poète affirme la dimension collective de l'expérience rapportés dans son recueil. C'est vrai bien sûr de la courbe de toute existence sur la Terre, mais aussi du lien qui unit le peuple contre Louis Napoléon Bonaparte.
Le recueil comporte aussi une part d'engagement et définit le poète comme un « homme de génie » chargé d'une mission politique et social, comme dans « Melancholia » :
Il apporte une idée au siècle qu'il attend ;
Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères…
Dans le même « Melancholia », on peut aisément faire le plan des « vignettes » successives des malheureux (certains retrouveront ici Fantine, Cosette et Jean Valjean du roman Les Misérables) : la femme pauvre, la prostituée, le voleur qui avait faim, l’homme de génie incompris, les enfants contraints au travail, le cheval sacrifié, l’ancien combattant dénigré, le peuple opprimé ; mais aussi des âmes noires qui installent rapports de force et inégalités : l’avocat hypocrite, le spéculateur opportuniste, les riches insouciants. La misère sociale conduit à la guillotine dont la sombre silhouette apparaît dans les derniers vers.
Les registres pathétique et polémique traduisent l’indignation devant le scandale. Ils dominent le lyrisme démocratique de Hugo qui entend réveiller la République assommée par le coup d’état du 2 décembre 1851.
Citations ?
Dans « Chose vue un jour de printemps », la beauté et l’harmonie des poèmes bucoliques des deux premiers livres peuvent se retrouver dans cet extrait du poème dans lequel on voit que la nature vit en harmonie. Cependant, cette fois-ci, la nature est un point de comparaison pour Victor Hugo qui lui sert de dénonciation de la misère et de la pauvreté qu’une grande partie des Français vivent à son époque.
Entendant des sanglots, je poussai cette porte.
Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte.
Tout dans ce lieu lugubre effrayait le regard.
Sur le grabat gisait le cadavre hagard ;
C’était déjà la tombe et déjà le fantôme.
5. La dimension universelle
Curieusement, dès la Préface, l’auteur parle d’abord de lui à la troisième personne du singulier et utilise ensuite le « nous » de modestie, ou de pudeur, pour s’adresser à son lecteur, ce qui crée un contraste avec le vocabulaire des sentiments, qui annonçait une œuvre intime. On peut aussi commenter les groupes nominaux par lesquels il se désigne, avec l’article défini comme « l’auteur », ou l’article indéfini « un mort », « une âme », qui marque une distance avec la simple lecture intime de « V. H. » comme le « je », sujet et objet des poèmes. Le « je » lyrique ne se résume pas au « moi », sera aussi un « nous », celui de l’humanité toute entière.
La préface est composée à la troisième personne (« l'auteur », « le lecteur ») mais les deux sont réunis dans « nous » et « vous » se substitue à « le lecteur » À partir de « Est-ce donc la vie d'un homme » et jusqu'à la fin. Il est donc clair que l'auteur et le lecteur partage la même destinée, celle de l'humanité. L’expérience racontée a une dimension universelle : Léopoldine n’est, par exemple, jamais nommée ; les titres de certains poèmes présentent des généralités auxquelles chacun peut s’identifier, comme « L’Enfance ».
Victor Hugo désigne Les Contemplations comme un « livre », comme « deux volumes », en mettant d’abord l’accent sur une étendue chronologie : « vingt-cinq années sont dans ces deux volumes » ; « C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil » ; ce sont « les Mémoires d’une âme ». Multipliant les variations sur la formule « goutte à goutte » (« La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur »), il insiste sur l’idée de progression : « rayon à rayon, soupir à soupir », « jour à jour », « nuance à nuance », « page à page ». Le recueil rapporterait ainsi les grande étapes d’une vie, de toute vie, « les proportions individuelles réservées », ce qui suggère une forme d’impersonnalité que pose très explicitement la célèbre formule, « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! ».
La numérotation des livres suggère une progression, une avancée de degré à degré et l'enchaînement de grandes étapes de l'existence : « la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir ». Les titres suggèrent une progression sur un modèle cosmique, de l'Aurore à la plongée dans le gouffre de la nuit. La progression qui mène des joies, des espérances et des luttes de la jeunesse à un progressif déclin, des souffrances et un acheminement vers la mort suppose une forme d’abstraction, la voix lyrique se détachant de la voix simplement humaine d’un individu confronté à des événements particuliers.
Six livres, donc, soit six étapes de la vie, voire les six étapes de toute vie. Les titres annoncent à la fois des âges de la vie et des tonalités poétiques : Aurore et L’Âme en fleurs se rapportent à la jeunesse, au printemps, à l’espérance et l’amour, en même temps qu’ils suggèrent une tonalité bucolique. Les Luttes et les rêves se rapporte à la maturité du poète ; ce livre contient des pièces politiques. Pauca meae, venu du poète romain Virgile, évoque l’élégie parce qu’il forme une variation sur « Pauca meo Gallo » et que Gallus était à Rome le maître absolu de l’élégie : l’élégie est à l’origine un chant funèbre. Ce titre latin du livre IV est d’un autre registre que les précédents et marque une rupture par rapport à ce qui précède. Le livre V « En marche », employé absolument (mais susceptible d’être lu conjointement au titre suivant, « Au bord de l’infini »), suggère un arrachement à l’immobilité, voire au silence que pouvait souligner précédemment le retour obsédant de la même date, 4 septembre, en-dessous de la plupart des pièces de « Pauca meae ».
Le poète ne se présente pas comme un sujet individuel mais comme « une conscience » avec ce qu’elle « peut contenir » : y aurait-il une dimension expérimentale dans l’entreprise ? Une conscience, n’importe laquelle, une conscience comme une autre, et tout ce qui peut la remplir. De même, « au fond d’une âme » : le poète se choisit lui-même, presque au titre d’exemple, au titre de cas - un cas particulier d’où déduire le plus général : « C’est l’existence humaine ». D’où déduire que « je » vaut pour « tu » ; « autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur » (manifestement dépouillé de toute auctoritas), parce qu’il saisit sa dimension simplement humaine, évoque « l’histoire de tous », « les proportions individuelles réservées ». Ce serait donc ici l’endroit où l’entreprise poétique dépouille l’auteur de ses particularités et le fait toucher à l’universel, qui est un au-delà.
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Plusieurs poèmes comme « À la mère de l’enfant mort » ou « Le Revenant » inscrivent Léopoldine dans une grande lignée et en donne une portée collective voire universelle.
Ces poème ont été écrits pour le deuil d’un enfant de la famille de Charles, le mari de Léopoldine, mort en 1840, ou de la maîtresse de Victor Hugo, Juliette Drouet.
Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.
Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,
Parfois au même nid rend la même colombe.
Ô mères, le berceau communique à la tombe.
L’éternité contient plus d’un divin secret.
La mère dont je vais vous parler demeurait
À Blois ; je l’ai connue en un temps plus prospère ;
(…)
Un jour, — nous avons tous de ces dates funèbres ! —
(…)
Silence aux mots humains !
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Je, tu, on, vous : la création grammaticale de l’Homme / Le présent du lieu commun
(Il y a d’autres défuntes que la fille, ce qui donne une dimension universelle, comme dans le XI, après la mort de Claire Pradier, fille de Juliette Drouet)
Livre IV
XI
On vit, on parle, on a le ciel et les nuages
Sur la tête ; on se plaît aux livres des vieux sages ;
On lit Virgile et Dante ; on va joyeusement
En voiture publique à quelque endroit charmant,
En riant aux éclats de l’auberge et du gîte ;
Le regard d’une femme en passant vous agite ;
On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois !
On écoute le chant des oiseaux dans les bois ;
Le matin, on s’éveille, et toute une famille
Vous embrasse, une mère, une sœur, une fille !
On déjeune en lisant son journal ; tout le jour
On mêle à sa pensée espoir, travail, amour ;
La vie arrive avec ses passions troublées ;
On jette sa parole aux sombres assemblées ;
Devant le but qu’on veut et le sort qui vous prend,
On se sent faible et fort, on est petit et grand ;
On est flot dans la foule, âme dans la tempête ;
Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête ;
On arrive, on recule, on lutte avec effort… —
Puis, le vaste et profond silence de la mort !
11 juillet 1846, en revenant du cimetière.
Ce poème fait le récit de toute vie humaine, « de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ».
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Le discours du poète, tout au long du recueil, affirme avec fermeté et constance une forme de continuité au-delà des fractures apparentes, cette loi étant énoncée dans « Écrit en 1846 » :
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se greffe à la première ;
Toujours la même tige avec une autre fleur.
Voici donc une maxime, où doivent se reconnaître non seulement l’auteur mais aussi son double, le lecteur qui serait « insensé » de ne pas saisir que « moi » et « toi » se confondent. Cette image botanique dit quelque chose de Hugo, identique à lui-même en dépit de ses variations idéologiques, c’est bien certain, mais peut-être aussi de l’agencement d’une œuvre où il semble en effet qu’une âme, « aujourd’hui », « se greffe à la première », celle d’« autrefois ».
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Le poème « » réunit tout : une lecture multiple : le mal individuel, collectif et métaphysique
Livre IV
XVI
MORS
Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et recule,
L’homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l’échafaud et l’échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L’or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : — Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ? —
Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d’âmes.
Mars 1854.
Une « Contemplation » consiste à voir au-delà. Les poèmes conjuguent sans cesse l’histoire d’un homme, avec son temps, et sa condition d’homme hors du temps.
6. L’éloge des petits
« Magnitudo parvi » : le grand et le petit, équivalents devant l’abîme. Le mouvement d’universalisation (de l’homme à l’Homme) va de pair avec le constat des limites de la condition humaine : l’homme est condamné à mourir, à connaître la joie et la souffrance, le beau et le laid… mais aussi à ne pas comprendre le sens de son existence et de l’univers infini. Cela conduit Victor Hugo à une forme de modestie qui proclama l’égalité universelle, entre ceux qui apparaissent comme grands et ceux qui apparaissent comme petits, ou entre beaux et laids. C’est l’objet du poème « Magnitudo parvi », ou encore du plus modeste « Unité » qui élève l’humble marguerite au soleil. Les bucoliques font l’éloge de ce qui est petit et modeste, tout comme la pièce dédiée à l’ami orfèvre Fromont Meurice, qui refuse toute hiérarchie entre le monument de Michel-Ange et la miniature orfévrée par Cellini. Équivalence de tout, refus des proportions.
Livre I
XXV
UNITÉ
Par-dessus l’horizon aux collines brunies,
Le soleil, cette fleur des splendeurs infinies,
Se penchait sur la terre à l’heure du couchant ;
Une humble marguerite, éclose au bord d’un champ,
Sur un mur gris, croulant parmi l’avoine folle,
Blanche, épanouissait sa candide auréole ;
Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur,
Regardait fixement, dans l’éternel azur,
Le grand astre épanchant sa lumière immortelle.
— Et moi, j’ai des rayons aussi ! — lui disait-elle.
Granville, juillet 1836.
XVII
À M. FROMENT MEURICE
Nous sommes frères : la fleur
Par deux arts peut être faite.
Le poëte est ciseleur,
Le ciseleur est poëte.
Poëtes ou ciseleurs,
Par nous l’esprit se révèle.
Nous rendons les bons meilleurs,
Tu rends la beauté plus belle.
Sur son bras ou sur son cou,
Tu fais de tes rêveries,
Statuaire du bijou,
Des palais de pierreries !
Ne dis pas : Mon art n’est rien…
Sors de la route tracée,
Ouvrier magicien,
Et mêle à l’or la pensée !
Tous les penseurs, sans chercher
Qui finit ou qui commence,
Sculptent le même rocher.
Ce rocher, c’est l’art immense.
Michel-Ange, grand vieillard,
En larges blocs qu’il nous jette,
Le fait jaillir au hasard ;
Benvenuto nous l’émiette.
Et, devant l’art infini,
Dont jamais la loi ne change,
La miette de Cellini
Vaut le bloc de Michel-Ange.
Tout est grand. Sombre ou vermeil,
Tout feu qui brille est une âme.
L’étoile vaut le soleil ;
L’étincelle vaut la flamme.
Paris, 22 octobre 1841.
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Dans « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie », on a affaire à un éloge paradoxal. On relèvera en particulier le vocabulaire de la laideur et du mal, ainsi que la rime entre « superbe » et « mauvaise herbe ». Le poème est une plainte solidaire envers les malheureux, victimes des préjugés. Le poète s’implique par la présence de la première personne et par l’adresse aux lecteurs désignés par le collectif « Passants ». Non seulement touché par le pathétique du texte, le lecteur doit se reconnaître dans le « on » appelé à être compatissant.
Hugo répète la leçon destinée à sa fille dans le poème qui ouvre « Aurore », daté lui-aussi fictivement de 1842 : « Ne rien haïr, mon enfant ; tout aimer, / Ou tout plaindre ! » L’araignée et l’ortie sont personnifiées : elles ressentent (v. 21) et parlent (v. 27). Le vers 12 en fait des métaphores de la marginalité économique et sociale. L’on entend en écho cet extrait des Misérables qui ferme un plaidoyer en faveur de l’ortie : « Il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. » (Première partie, livre V, III).
7. Devenir le poète de la souffrance universelle
La dernière phrase de la préface oppose le bonheur d'autrefois à la souffrance d'aujourd'hui. On peut aussi opposer une poésie gouvernée par l'espérance une poésie à une poésie qui dépasse le désespoir du père endeuillé et de l'exil, une poésie est un lyrisme à réinventer. Après le silence des trois ans, entre 1843 et 1846, le poète parvient à s’exprimer de nouveau, à « chanter » de nouveau : c’est aussi l’enjeu de ce recueil pour le poète. Comment écrire des poèmes après la catastrophe ? Le deuil ne serait donc pas seulement la souffrance d’un père, puis d’un proscrit, mais aussi du poète confronté au silence. Ainsi la mort de Léopoldine n’est-elle pas seulement un événement : elle est aussi la figure, autant que la cause, d’une crise poétique, d’une crise lyrique profonde qui conduit Hugo à inventer une nouvelle manière. C’est aussi cette crise, cet arrêt, que figure la ligne de points qui suit la date du 4 septembre 1843. Tout cela est vrai, bien sûr, pour tout ce qui vient après la ligne de points ; mais c’est aussi vrai d’avant, puisque Hugo a conçu tout le recueil après l’événement : il l’a composé comme un projet poétique.
Si l’on regarde l’ensemble, il y a dans tout le recueil un projet chronologique qui n'est pas destiné à présenter aux lecteurs une suite mais plutôt une cohérence et un sens. En réalité, Les Contemplations ne forment pas du tout des mémoires, mais plutôt quelque chose comme la recomposition d'une existence par la poésie. Globalement, le poète conduit le lecteur de la jeunesse, l'amour et l'espoir du au deuil, à l'exil, à la vision de l'au-delà, dans un mouvement qu'il présente comme celui de toute existence humaine. Le lecteur toujours doit saisir une structure derrière une autre et se trouve ainsi en position de contempler : c’est-à-dire de comprendre un sens plus profond, au cours de ce qui se présente comme un passionnant feuilleton poétique.
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Car c’est toujours comme un poète, voire comme « le poëte », que se présente Hugo dans le recueil, ce point est posé dès la pièce 2 du premier livre et il ne cesse d’être répété. Dans « Le poëte s’en va… », « Le firmament est plein de la vaste clarté… », « La vie aux champs », soit au début du recueil, il commence de mettre au point le portrait du « contemplateur » attentif aux paroles secrètes de la nature
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Ce poète appartient à une communauté d’artistes, de poètes et d’hommes de lettres auxquels sont adressées des pièces nombreuses : Delphine de Girardin, Fromont et Paul Meurice, Louise Bertin, Jules Janin, Alexandre Dumas…
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Il arrive qu’il se présente avec les instruments de son travail, ainsi dans « Elle avait pris ce pli… » : il y décrit une scène où sa fille vient le déranger à sa table de travail, et dessine sur ses cahiers.
Ainsi, Les Contemplations peut apparaître comme le bilan du poète, du dramaturge, du romancier… de l’écrivain, de l’artiste. Victor Hugo. À la même époque, il projette d’achever ce qui deviendra Les Misérables, « le roman pleurant avec des yeux humains ». Les grandes pièces les plus politiques et sociales du recueil, comme « Melancholia », sont des plaintes à la fois personnelles, politiques et métaphysiques, mais elles assignent aussi une mission au poète à l’égard de toute l’humanité.
LIVRE 2
II
MELANCHOLIA
Un homme de génie apparaît. Il est doux,
Il est fort, il est grand ; il est utile à tous ;
Comme l’aube au-dessus de l’océan qui roule,
Il dore d’un rayon tous les fronts de la foule ;
Il luit ; le jour qu’il jette est un jour éclatant ;
Il apporte une idée au siècle qui l’attend ;
Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,
Agrandir les esprits, amoindrir les misères,
Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
Si l’on pense un peu plus, si l’on souffre un peu moins !
8. Le pouvoir du poète : donner du sens à l’infini et à l’incompréhensible, permettre de vivre malgré tout
Finalement, la poésie permet d’accepter la destinée humaine. On peut même dire que, si la fille du poète détermine sur plusieurs plan la composition des Contemplations, c’est aussi parce que Hugo, dans les livres I et II, associe la poésie à l’enfance, le jeunesse, l’amour naissant, l’aurore et le printemps. Qu’on pense ainsi aux vers se rapportant au poète de seize ans, adolescent, comme « Lise », « La Coccinelle », « Vers 1820 », « Elle était déchaussée », « Nous allions au verger »… On peut ainsi relire « Trois ans après », où le deuil signifie renoncement à l’aurore, mais tout en revivant le plaisir de l’évoquer par les vers. C’est aussi ce qu’évoque la pièce 11 de Pauca meae :
Ô souvenirs ! printemps ! aurore !
Doux rayon triste et réchauffant !
– Lorsqu’elle était petite encore,
Que sa sœur était tout enfant…
Et c’est encore la jeune défunte qui se reconnaît confusément dans un poème hanté par des ombres, comme « Pendant que le marin… », où le poète au regard fixé sur le ciel cherche une douce vision qui se dérobe, nécessaire à l’écriture comme le sont les astres à la navigation de marin, à l’orientation du pâtre, au travail de l’astronome ; c’est au titre de poète, lui aussi spécialisé dans la contemplation de la voûte étoilée, qu’il déclare :
Moi, je cherche autre chose en ce ciel vaste et pur.
Mais que ce saphir sombre est un abîme obscur !
On ne peut distinguer, la nuit, les robes bleues
Des anges frissonnants qui glissent dans l’azur.
Le poète réalise la contemplation par le moyen du poème : en disant qu’il ne voit pas (« On ne peut distinguer »), il fait voir l’image : des anges et du bleu (pour Hugo, la couleur lyrique ; il rêvait Les Contemplations comme un livre bleu après Les Châtiments, livre rouge). A défaut de la voir, le poète lui donne une existence imaginaire et sonore, par le poème.
Ainsi, voilà une manière de tour de force dans la restauration de la douceur et la grâce, quand tout manifestait d’abord la discordance, le déséquilibre. Cependant l’harmonie s’instaure, le bleu se trouve : la poésie permet de dépasser du désastre.
Dans la « préface », Hugo prévenait : « On ne s’étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes s’assombrir pour arriver, cependant, à l’azur d’une vie meilleure. ». C’est grâce à la poésie et, avec Les Contemplations, le pouvoir du poète a pris une autre dimension.
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