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Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur le recueil de Baudelaire et sur le parcours "Alchimie poétique : la boue et l'or". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique,  à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.

LES ACTIVITÉS

Dans un texte préparé en vue de l’édition des Fleurs du Mal de 1861, Baudelaire interpelle la ville de Paris en expliquant ce qu’a été sa mission de poète :

« Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta
boue et j’en ai fait de l’or. »

« Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal », 1861.

 

 

Ici, Baudelaire présente la réalisation de son « devoir », c’est-à-dire la création poétique, l’écriture de son livre Les Fleurs du Mal, comme quelque chose de sacré.

 

- « parfait chimiste » / « extrait la quintessence » / « de l’or » : création d’une matière nouvelle, comme les alchimistes qui cherchent à créer la « pierre philosophale » permettant la transformation des métaux sans valeur en métaux nobles comme l'argent ou l'or.

 

- « chaque chose » / « ta boue » : la matière première que le poète a transformée en or, c’est tout (« chaque chose ») ce qui est ordinaire et réel, en particulier ce qui, dans Paris, est comparable à de la « boue » : ce qui est laid, dégoûtant, sale, sans valeur, pauvre, triste, misérable, méprisable, ignoble, banal, vulgaire, insignifiant…

 

En résumé, pour reprendre le titre du livre, il s’agit bien de cueillir les « fleurs du Mal » : de trouver et de montrer ce qui est beau dans le Mal. « Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal », écrit Baudelaire dans un projet de préface, qui ne sera finalement pas publié.

I. Les Fleurs du Mal, sont emblématiques d’une force créatrice à l’œuvre, des pouvoirs de création du poète

 

a/ « Poëte »

Sur la page de garde de la version de travail de l’éditeur, on voit que Baudelaire tient à l’orthographe étymologique « Poëte », qui par le tréma réactive le sens grec de la poïesis, « création », et envisage donc le « Poëte » comme un créateur au sens divin du terme, c’est-à-dire un homme qui, comme un magicien, a le pouvoir de créer un véritable univers parallèle à la réalité.

Le moyen de cette force créatrice est la langue poétique elle-même, dont le pouvoir suppose une quête de perfection esthétique, formelle, un travail minutieux des mots. Dans ce sens, la dédicace à Théophile Gautier, chef de file du « Parnasse » et promoteur de « L’Art pour l’Art », est emblématique d’une revendication d’exigence formelle et d’attention particulière à la formule (comme une « formule » magique, qui aurait des pouvoirs si elle est bonne).

 

 

b/ L’objet créé, son « Œuvre » : le recueil, le livre Les Fleurs du Mal

Le recueil lui-même, le livre des Fleurs du Mal, est le fruit de cette force créatrice :

- Recueil de 1857 avec le chiffre symbolique des 100 poèmes

- Celui de 1861 : un remaniement avec « un commencement et une fin » (Baudelaire, dans une lettre à Alfred de Vigny)

Le livre forme un trajet qui mène de la naissance du poète au terme de son « Voyage » poétique :

  1. D’abord déchiré entre son envie d’Idéal et les rechutes dans le Spleen

  2. Sortie de l’introspection pour aller voir les autres dans les rues (« Tableaux parisiens ») et constat du même drame de la condition humaine

  3. Tentatives de fuite dans l’ivresse (« Le Vin ») ou l’érotisme, mais échec

  4. Dernière tentative de révolte (« Révolte »)

  5. « La mort », seule issue et seule valeur

Ce voyage est celui, personnel, du poète, mais aussi celui de l’homme en général, de l’humanité. C’est ce qu’exprime le poème initial « Au lecteur », qui dit « nous » et fait se rejoindre le « je » et le « tu ».

 

Au Lecteur

 

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

(…)

C'est l'Ennui ! L'œil chargé d'un pleur involontaire,

II rêve d'échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

 

c/ Sublimer la beauté des femmes

Célébrer l’amour et la beauté des femmes est une posture traditionnelle pour un poète lyrique.

  • Il s’inspire sans doute de ses liaisons réelles avec Jeanne Duval, Marie Daubrun ou Mme de Sabatier

  • Dans les deux poèmes ci-dessous, la beauté éveille les sens (la vue « dans le cou des airs noblement maniérés », l’odorat « Je respire l'odeur de ton sein chaleureux »)

  • La beauté permet au poète de s’élever vers l’Idéal, comme dans la tradition de la poésie lyrique (Pétrarque, Ronsard...)-

Ex : « A une Dame créole » (LXI), « La Chevelure » (le parfum des longs cheveux bruns qui fait voyager, comme dans « Parfum exotique »), « Un Fantôme », « Le Balcon »…

Littéralement, le poète explique ici que la beauté de ces femmes inspire des vers, permettent la création de la poésie :

  • « Vous feriez (…) / Germer mille sonnets dans le cœur des poètes » : la « Dame créole » est présentée comme une source d’inspiration pour lui et pour tous les poètes en général

  • « Je vois se dérouler des rivages heureux… / Une île paresseuse… » : c’est à partir de la sensation du parfum de la femme que démarre la rêverie du poète, c’est l’élément qui déclenche son imagination, ici le rêve d’une utopie, une sorte d’île exotique consacrée à l’amour et à une sorte d’extase des sens (parfum, chants…)

 

LXI - À une Dame créole

 

Au pays parfumé que le soleil caresse,

J'ai connu, sous un dais d'arbres tout empourprés

Et de palmiers d'où pleut sur les yeux la paresse,

Une dame créole aux charmes ignorés.

 

Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse

A dans le cou des airs noblement maniérés ;

Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,

Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

 

Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,

Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,

Belle digne d'orner les antiques manoirs,

 

Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites

Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,

Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

 

 

XXII - Parfum exotique

 

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,

Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler des rivages heureux

Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

 

Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;

Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,

Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.

 

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

Je vois un port rempli de voiles et de mâts

Encor tout fatigués par la vague marine,

 

Pendant que le parfum des verts tamariniers,

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

II. L’idée de transsubstantiation est au cœur de la poésie de Baudelaire : transformer une matière sans valeur en or

 

a/ Magie, alchimie… transformer la boue en or

« Sorcellerie évocatoire », « alchimie » : Baudelaire utilise souvent à la métaphore de la magie pour caractériser sa démarche poétique, comme en témoigne la célèbre citation qui donne son intitulé au parcours :

car j’ai de chaque chose extrait la quintessence

tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

« Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal », 1861.

 

 b/ Toutefois, chez Baudelaire, le beau est souvent bizarre

« Le beau est toujours bizarre », écrit Baudelaire dans un article qu'il consacra à l'Exposition universelle des Beaux-Arts, en 1855.

Dans certains poèmes, Baudelaire célèbre la beauté de personnages inattendus, qui comportent aussi des éléments effrayants, des instincts plus sombres.

Ex. « L’Idéal ». Il vante la beauté de :

- Lady McBeth, personnage étrange et effrayant d’une tragédie de Shakespeare, qui pousse notamment son mari au crime

- « La Nuit » de Michel-Ange, statue en marbre qui représente une allégorie de la nuit en femme inquiétante et étrange

 

XVIII - L'Idéal

 

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,

Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,

Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,

Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.

 

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,

Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,

Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses

Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

 

Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,

C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,

Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans ;

 

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,

Qui tors paisiblement dans une pose étrange

Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

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La Nuit de Michel-Ange

 

Ex. « La Géante » présente une sorte de rêverie (« j’eusse aimé vivre avec… j’eusse aimé voir… ») qui donne lieu au portrait sensuel d’une créature qui fait penser à la mythologie antique.

 

XIX - La Géante

 

Du temps que la Nature en sa verve puissante

Concevait chaque jour des enfants monstrueux,

J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,

Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.

 

J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme

Et grandir librement dans ses terribles jeux ;

Deviner si son cœur couve une sombre flamme

Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;

 

Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;

Ramper sur le versant de ses genoux énormes,

Et parfois en été, quand les soleils malsains,

 

Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,

Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,

Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.

 

On peut penser aussi au poème « Hymne à la beauté », qui évoque une beauté à la fois paradisiaque et infernale : (Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, / O Beauté ? »). C’est une beauté paradoxale, comme dans le poème « Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle », qui se termine sur ces vers oxymoriques : « Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie ! ».

c. Baudelaire est inspiré par la modernité et la laideur physique, souvent liée à la misère

« Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal », écrit Baudelaire dans un projet de Préface, qui ne verra finalement pas le jour.

 

Ex. La section « Tableaux parisiens », et en particulier les poèmes : « Les Sept Vieillards », « Les Petites Vieilles », « Les Aveugles ». Dans cette section, Baudelaire prend pour source d’inspiration les quartiers pauvres et miséreux de la ville de Paris, les exclus de la modernité et les infirmes. Il en tire des poèmes, dont les titres sont constitués de certains de ces « personnages ». Il s’agit de renouveler les thèmes de la beauté poétique, en les prenant dans la vie moderne et non dans les conventions périmées de l’esthétique classique ou même romantique.

 

« Les Petites Vieilles » sont célébrées comme des beautés à dévoiler sous ce que le temps les ont fait devenir. D’où les antithèses qui font un véritable réseau à partir de « décrépits et charmants » (v. 4). Le poète est celui qui, parce qu’il « guette » (I, v. 3) et les a suivis (III, v. 1), tendrement les surveille (IV, v. 13), voit ce que les autres ne voient pas, leur beauté cachée. Elles « dansent » en « jupons », ont comme les « yeux divins de la petite fille (…) qui rit à tout ».

 

XCI - Les Petites Vieilles

 

À Victor Hugo

I

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,

Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,

Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

 

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,

Eponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus

Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.

Sous des jupons troués et sous de froids tissus

 

Ils rampent, flagellés par les bises iniques,

Frémissant au fracas roulant des omnibus,

Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,

Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

 

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;

Se traînent, comme font les animaux blessés,

Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes

Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

 

Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,

Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit ;

Ils ont les yeux divins de la petite fille

Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

 

- Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles

Sont presque aussi petits que celui d'un enfant ?

La Mort savante met dans ces bières pareilles

Un symbole d'un goût bizarre et captivant,

 

Et lorsque j'entrevois un fantôme débile

Traversant de Paris le fourmillant tableau,

Il me semble toujours que cet être fragile

S'en va tout doucement vers un nouveau berceau ;

 

A moins que, méditant sur la géométrie,

Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,

Combien de fois il faut que l'ouvrier varie

La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.

 

- Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,

Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...

Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes

Pour celui que l'austère Infortune allaita !

 

(…)

 

III

Ah ! que j'en ai suivi de ces petites vieilles !

Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant

Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,

Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,

 

(…)

 

IV

Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,

A travers le chaos des vivantes cités,

Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,

Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

 

Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,

Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil

Vous insulte en passant d'un amour dérisoire ;

Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

 

Honteuses d'exister, ombres ratatinées,

Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;

Et nul ne vous salue, étranges destinées !

Débris d'humanité pour l'éternité mûrs !

 

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,

L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,

Tout comme si j'étais votre père, ô merveille !

Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

 

Je vois s'épanouir vos passions novices ;

Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;

Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !

Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

 

Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !

Je vous fais chaque soir un solennel adieu !

Où serez-vous demain, Eves octogénaires,

Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?

 

 

XCII - Les Aveugles

 

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !

Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;

Terribles, singuliers comme les somnambules ;

Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

 

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,

Comme s'ils regardaient au loin, restent levés

Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés

Pencher rêveusement leur tête appesantie.

 

Ils traversent ainsi le noir illimité,

Ce frère du silence éternel. O cité !

Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

 

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,

Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,

Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

d/ Baudelaire est inspiré par la laideur morale, c’est-à-dire le mal, le crime, le vice

Voir les sections « Le Vin », « Révolte », « Fleurs du Mal » et « Tableaux Parisiens » : c’est Paris, « cité de fange » (« Le crépuscule du soir »), que Baudelaire décrit. Il évoque le meurtre dans « Le Vin de l’assassin », dans « Une martyre », qui évoque une femme décapitée, ou encore dans « Abel et Caïn ». La tentation du mal est évoquée dans « Les Litanies de Satan ». Cet attrait pour la laideur morale révèle aussi un goût de Baudelaire pour la provocation, pour ce qui choque le lecteur (voir « Au lecteur »).

 

Ex. « Le Vin de l’assassin » est un poème écrit à la première personne, dans la peau d’un homme qui a tué sa femme et célèbre sa mort. On peut retenir la série d’exclamations festives, mais aussi les comparaisons très choquantes et provocantes. Dans les trois dernières strophes, c’est l’auto-destruction qui se trouve célébrée par l’assassin, et le blasphème, toujours dans le même flux exclamatif.

 

CVI - Le Vin de l'Assassin

 

Ma femme est morte, je suis libre !

Je puis donc boire tout mon soûl.

Lorsque je rentrais sans un sou,

Ses cris me déchiraient la fibre.

 

Autant qu'un roi je suis heureux ;

L'air est pur, le ciel admirable...

Nous avions un été semblable

Lorsque j'en devins amoureux !

 

L'horrible soif qui me déchire

Aurait besoin pour s'assouvir

D'autant de vin qu'en peut tenir

Son tombeau ; - ce n'est pas peu dire :

 

Je l'ai jetée au fond d'un puits,

Et j'ai même poussé sur elle

Tous les pavés de la margelle.

- Je l'oublierai si je le puis !

 

Au nom des serments de tendresse,

Dont rien ne peut nous délier,

Et pour nous réconcilier

Comme au beau temps de notre ivresse,

 

J'implorai d'elle un rendez-vous,

Le soir, sur une route obscure.

Elle y vint - folle créature !

Nous sommes tous plus ou moins fous !

 

Elle était encore jolie,

Quoique bien fatiguée ! et moi,

Je l'aimais trop ! voilà pourquoi

Je lui dis : Sors de cette vie !

 

Nul ne peut me comprendre. Un seul

Parmi ces ivrognes stupides

Songea-t-il dans ses nuits morbides

A faire du vin un linceul ?

 

Cette crapule invulnérable

Comme les machines de fer

Jamais, ni l'été ni l'hiver,

N'a connu l'amour véritable,

 

Avec ses noirs enchantements,

Son cortège infernal d'alarmes,

Ses fioles de poison, ses larmes,

Ses bruits de chaîne et d'ossements !

 

- Me voilà libre et solitaire !

Je serai ce soir ivre mort ;

Alors, sans peur et sans remords,

Je me coucherai sur la terre,

 

Et je dormirai comme un chien !

Le chariot aux lourdes roues

Chargé de pierres et de boues,

Le wagon enragé peut bien

 

Écraser ma tête coupable

Ou me couper par le milieu,

Je m'en moque comme de Dieu,

Du Diable ou de la Sainte Table !

e/ Baudelaire transmue la laideur en beauté, la boue en « or » : le modèle emblématique de la « charogne »

Dans « Une charogne », le poème s’arrête longuement sur la description d’un cadavre, pour le plaisir d’une forme de réalisme répugnant et morbide. Elle est tout à tour comparée à une femme lubrique, une fleur, une vague, l’eau courante et le vent, le grain : nouvelle manière de créer une œuvre d’art, en construisant de nouvelles images, inédites. La strophe 8 évoque justement le travail de l’artiste comme celui qui crée non pas à partir du réel, mais de son propre rêve : le cadavre est une matière décomposée pour être recomposée par l’artiste, à faire renaître à la vie.

 

XXIX - Une Charogne

 

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,

Ce beau matin d'été si doux :

Au détour d'un sentier une charogne infâme

Sur un lit semé de cailloux,

 

Le ventre en l'air, comme une femme lubrique,

Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique

Son ventre plein d'exhalaisons.

 

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande Nature

Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

 

Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s'épanouir.

La puanteur était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir.

 

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

D'où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons.

 

Tout cela descendait, montait comme une vague

Ou s'élançait en pétillant

On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,

Vivait en se multipliant.

 

Et ce monde rendait une étrange musique,

Comme l'eau courante et le vent,

Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique

Agite et tourne dans son van.

 

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,

Une ébauche lente à venir

Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

Seulement par le souvenir.

 

Derrière les rochers une chienne inquiète

Nous regardait d'un œil fâché,

Epiant le moment de reprendre au squelette

Le morceau qu'elle avait lâché.

 

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

A cette horrible infection,

Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous, mon ange et ma passion !

 

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,

Apres les derniers sacrements,

Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,

Moisir parmi les ossements.

 

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers,

Que j'ai gardé la forme et l'essence divine

De mes amours décomposés !

 

C’est ce goût pour la laideur qui fait la modernité des Fleurs du Mal. Ainsi, au XIXe siècle, la poésie s’affranchit progressivement des impératifs moraux et esthétiques.

 

 

f/ La magie noire : la peur, le fantastique

Dans Les Fleurs du Mal, le poète magicien, alchimiste… tend parfois vers une forme de « magie noire », comme dans les poèmes à la tonalité fantastique (« Le vampire », « Un fantôme », « Une gravure fantastique »), ou la complaisance dans le mal (« Le Vin de l’Assassin ») qui culmine dans la section « Révolte » et ses blasphèmes, notamment dans « Les litanies de Satan » avec ses incantations maléfiques.

 

 

III. La « magie » des Fleurs du Mal consiste à interpréter les mystères du monde et de l’âme grâce au pouvoirs du langage poétique : le poète accomplit une mission comme religieuse en rendant visible l'harmonie invisible du monde.

 

a/ Le pouvoir des images

L’esthétique des Fleurs du Mal recourt beaucoup à la force évocatoire des métaphores, des allégories ou des symboles, comme signes concrets d’une réalité psychologique, métaphysique ou spirituelle. « L’Albatros », « La Cloche fêlée », « L’Horloge », « Le Cygne », etc. sont autant de signes concrets invitant à une interprétation créée par le poème lui-même. Le symbolisme, dont Baudelaire passe pour le précurseur, continuera ainsi à attribuer à la poésie le pouvoir de relier le monde matériel et le monde spirituel en déchiffrant leur énigme réciproque (conception du poète « voyant » chez Arthur Rimbaud).

 

Ce que veut montrer ici Baudelaire, c’est que le poète n’est pas à sa place chez les hommes parmi lesquels il est inadapté en raison de son génie. C’est l’exemple de l’oiseau qui va servir à fonder la vérité énoncée dans la dernière strophe : Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Auparavant, les trois premières strophes auront été consacrées à la description de l’oiseau. Dans la métaphore filée, les ailes sont à l’oiseau ce que le génie est au poète, si bien que l’on pourra, en échangeant les termes, parler des ailes de géant du poète, ou encore dire que le vol est à l’oiseau ce qu’est la supériorité à l’homme, et l’on pourra parler de roi de l’azur. C’est donc l’image poétique, la métaphore, qui par sa force évoque, fait apparaître, éclater au jour la vérité auparavant cachée, c’est-à-dire la malédiction du poète.

 

II - L'Albatros

 

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

 

A peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d'eux.

 

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

L'un agace son bec avec un brûle-gueule,

L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

 

Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

 

 

b/ Le pouvoir de la musique : rythme et sonorités

Comparer « Parfum exotique », « Une Charogne » et « Spleen IV » : peu importe le sujet (la beauté ou la laideur), on retrouve dans ces poèmes un même travail sur les sonorités, de nombreuses assonances et allitérations. Le rythme du vers : hétérométrie dans « Une Charogne » / rythme harmonieux de « Parfum exotique » / rythme heurté de « Spleen IV » (cacophonie des cloches mimées par des allitérations dissonantes).

 

LXXVIII – Spleen (IV)

 

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l'horizon embrassant tout le cercle

II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

 

Quand la terre est changée en un cachot humide,

Où l'Espérance, comme une chauve-souris,

S'en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

 

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D'une vaste prison imite les barreaux,

Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

 

Des cloches tout à coup sautent avec furie

Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

Ainsi que des esprits errants et sans patrie

Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

 

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,

Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

 

Le poème, polyphonie de sensations

La fusion de toutes les sensations, la « synesthésie », s’exprime aussi par le rythme, à travers le vertige de la répétition des mêmes vers. Ex. « Harmonie du soir » qui est un « pantoum », type de poème marqué par la reprise de vers de strophe à strophe, avec des variations dans la place et le sens. Ici le monde (au départ une fleur qui meurt sur sa tige) est célébré par l’emploi d’un vocabulaire rare et lié à la spiritualité (encensoir, reposoir, ostensoir), l’harmonie des rimes embrassées et des échos sonores du pantoum. Là encore tous les sens sont convoqués en même temps.

 

XLVII - Harmonie du Soir

 

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

 

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

 

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

 

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

Du passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

 

 

c/ Le poète mage

Le poète mage, « peintre de la vie moderne » (c’est ainsi que Baudelaire nomme un peintre de son temps)

Baudelaire, comme dans les romans réalistes de son époque, met en scène la vie quotidienne de son temps, comme dans les poèmes de la section « Tableaux parisiens » (« Le Cygne », « Les Sept Vieillards »). Mais plutôt que de proposer un inventaire ou une description complète de son époque, il cherche à capter l’étrange et fugitive beauté de la réalité : d’objets (« Le flacon », « La pipe »), de paysages, de moments vécus, en les associant à des sensations. En ce sens, Les Fleurs du Mal propose au lecteur un voyage sensoriel, sensuel, particulièrement olfactif (« Parfum exotique », « Le balcon », « Harmonie du soir », « L’invitation au voyage »). Le poème entraîne le lecteur dans une expérience partagée, celle d’un souvenir qui parvient à revivre dans le concret de la sensation, comme dans « À une passante ».

 

LXVIII - La Pipe

 

Je suis la pipe d'un auteur ;

On voit, à contempler ma mine

D'Abyssinienne ou de Cafrine,

Que mon maître est un grand fumeur.

 

Quand il est comblé de douleur,

Je fume comme la chaumine

Où se prépare la cuisine

Pour le retour du laboureur.

 

J'enlace et je berce son âme

Dans le réseau mobile et bleu

Qui monte de ma bouche en feu,

 

Et je roule un puissant dictame

Qui charme son cœur et guérit

De ses fatigues son esprit.

 

 

XCIII - A une passante

 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d'une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

 

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

 

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté

Dont le regard m'a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

 

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !

Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

Le poète mage, en contact direct avec la nature

Les Fleurs du Mal mettent en scène la proximité, les relations très intimes que le poète entretient avec l’au-delà et ses mystères, dès le poème liminaire « Bénédiction ». Ainsi le poète est-il familier de la « douce langue natale » du monde (« Invitation au Voyage »), il est le confident des « tristesses de la lune » et du « tombeau » (« Remords posthume »), il « comprend sans effort/le langage des fleurs et des choses muettes » (« Élévation »), il est un « vieux Sphinx » détenteur d’une sagesse millénaire (« Spleen LXXXVI »).

 

Le poète, sensible comme aucun homme à la beauté du monde, sait exprimer la nature en mêlant ensemble tous les sens (vue, odorat, toucher, goût et ouïe), pour recréer l’harmonie du monde.

Ex. « Correspondances ». Le poète est l’observateur (le « voyant ») qui rend visible les liaisons mystérieuses qui relient tout à tout dans le monde et il rend visible son harmonie. Cela prend ici la forme de la « correspondance » entre les sensations, les cinq sens, qui se trouvent mêlés (la « synesthésie »). La découverte de la beauté du monde entraîne une élévation spirituelle, le poète accomplit une mission religieuse en rendant visible l'harmonie invisible du monde.

 

IV - Correspondances

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

 

 

d/ Le seul refuge face au spleen : les arts

Le recueil se veut le lieu de l’invention d’une forme de langage universel entre les sensations d’une part, comme le montre la pratique de la synesthésie (« Correspondances »), mais aussi entre les arts : si « les parfums, les couleurs et les sons se répondent », peinture, musique et poésie dialoguent eux aussi tout au long du recueil pour retrouver une forme d’harmonie universelle, sorte de « quintessence », qui assurerait la cohésion intime de tous les arts (« Les phares », « Une gravure fantastique », « La musique », « La beauté »). D’ailleurs, Baudelaire, durant sa vie, a été plus connu comme critique d’art que comme poète.

 

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« C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poëme exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé.

Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme ; enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison »

Baudelaire, “Théophile Gautier”, L’Artiste, 1859. 

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