Abbé Prévost, Manon Lescaut
LE COURS
Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur le roman de l'Abbé Prévost et sur le parcours "Personnages en marge, plaisirs du romanesque". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
RÉSUMÉ
Manon Lescaut est un roman écrit par l'Abbé Prévost dans la première partie du XVIIIe siècle, et même si c'est un roman qui est assez court, surtout pour les standards de l'époque, c'est un roman qui est difficile à résumer tant il contient de péripéties, de retournements de situations et d'épisodes. Il est précédé d'un « Avis de l'auteur » et composé de deux livres, le livre premier et le livre second.
LIVRE PREMIER
Au tout début de l'histoire, le chevalier Des Grieux, qui est le narrateur principal et le personnage principal de l'histoire, rencontre Manon à Amiens, un peu par hasard, comme si c'était à la sortie de l'autobus en quelque sorte, un coche comme on dirait à l'époque. Alors c'est un coup de foudre immédiatement pour les deux, et ils s'enfuient très vite à Saint-Denis, puis à Paris. Et alors très vite ils s'installent ensemble dans le bonheur à Paris dans un appartement. Mais cette stabilité dans le bonheur est assez rapidement rompue puisque l'un des voisins de Manon et Des Grieux qui s'appelle M. de B. qui a remarqué la beauté de Manon essaie d'empêcher leur amour. Le père de Des Grieux, averti, ramène son fils chez lui. Plusieurs mois passent et un ami, Tiberge, on pourrait même dire le meilleur ami de Des Grieux, l'incite à reprendre ses études de théologie et à rentrer dans le droit chemin. Donc Des Grieux passe un certain temps dans la religion, à Saint-Sulpice en particulier, mais Manon le retrouve. Ce qui provoque de nouveau une péripétie, puisque Des Grieux quitte Tiberge et les autres prêtres du séminaire, et ils s'installent de nouveau ensemble dans une maison à Chaillot, à l'extérieur de Paris. À cette occasion, il rencontre, encore une fois un peu par hasard, le frère de Manon, qu'on appelle dans le livre « Lescaut », et toute une série de péripéties arrive à ce moment-là : leur maison brûle, ils manquent d'argent, et Lescaut, qui est un personnage haut en couleur, une espèce de bandit, de voyou, introduit Des Grieux dans une maison de jeu, où il essaye de s'enrichir en organisant un véritable système de tricherie pour pouvoir gagner au jeu d'argent de manière à peu près systématique, poussé ainsi par le frère de Manon. Ce qui fait que Des Grieux rompt avec sa vie d'avant, avec son père et avec son ami Tiberge qui représente clairement le droit chemin.
Mais de nouvelles péripéties vont troubler ce nouveau bonheur retrouvé, puisque les domestiques de Des Grieux et de Manon volent toutes leurs économies. Autre problème : Manon entre en relation avec un nouveau personnage, M. de G.M., avec des initiales encore une fois un peu mystérieuses, et cela se termine mal : les deux personnages, Des Grieux et Manon, sont envoyés en prison. Alors, d'abord, Des Grieux s'évade avec l'aide de Lescaut puis, ensuite, tous les deux, avec l'aide d'un troisième homme, M. de T., qui reviendra ensuite au début du deuxième livre, vont faire évader Manon. Très rapidement après, Lescaut est tué dans la rue et les deux amants fuient dans leur maison de Chaillot. Et c'est avec cette situation-là que se termine le premier livre.
LIVRE SECOND
La première partie du livre second est marquée par ce personnage de M. de G.M. et par son fils (qui porte le même nom), que Manon essaye de duper en essayant par un stratagème de lui voler son argent. Mais finalement, il ne fonctionne pas… le père revient dans le jeu et arrive à faire enfermer les deux amants au Châtelet. Et c'est donc à ce moment-là que le père de Des Grieux, qui avait disparu depuis le début du premier livre, revient pour aller voir son fils et pour essayer de trouver un arrangement avec ce M. de G.M., arrangement qu'il obtient, mais au prix de la déportation de Manon vers l'Amérique, puisqu'elle est obligée de quitter le territoire à cette occasion-là. Et Des Grieux, lui, ne réussit pas à faire changer d'avis son père qui ne veut absolument plus entendre parler de Manon pour son fils. Et Des Grieux, lui, ne se résout pas puisqu'il suit Manon dans le convoi qui va l'envoyer jusqu'en Amérique et puis va finalement la retrouver en Amérique. Tiberge, à ce moment-là, essaie une nouvelle fois d'aider son ami notamment en lui prêtant de l'argent, mais finalement cel n'a pas d'incidence sur ce qui arrive et l'histoire reprend en Amérique à la Nouvelle-Orléans, c'est-à-dire en Amérique française.
C'est au gouverneur français de la Nouvelle Orléans que les deux personnages de Manon et de Des Grieux demandent de célébrer leur mariage. Ce mariage est refusé parce que le gouverneur a un neveu et ce neveu aime Manon. Il y a donc un duel entre Des Grieux et le neveu, à la suite duquel les deux amants fuient, ne pouvant plus rester dans la ville de la Nouvelle-Orléans, dans le désert, dans les grands espaces de la Louisiane. Manon, à ce moment-là, meurt dans les bras de Des Grieux à l'occasion d'une scène pathétique et, quelque temps après, Tiberge, le grand ami de Des Grieux, arrive à la Nouvelle-Orléans et ramène son ami Des Grieux en France.
C'est à ce moment-là qu'on retrouve le narrateur du tout début du roman, puisque Des Grieux rencontre l'homme de qualité, Renoncourt, à Calais. Et c'est ainsi que se termine l'histoire de Manon Lescaut.
LE PARCOURS
Personnages en marge
Cette partie invite à analyser les personnages en fonction de leur conformité ou non à la norme sociale de l'époque.
Les personnages comme Lescaut incarnent le vice et s'opposent à des figures bienveillantes comme Tiberge ou le père de Des Grieux, qui représentent la norme sociale.
Des Grieux et Manon, bien qu'au centre de l'histoire, montrent des tendances à la transgression de la norme, chacun à leur manière.
L'étude de la marginalité des personnages nécessite une comparaison entre eux pour définir les éléments de cette marginalité.
Plaisirs du romanesque
Cette partie explore le concept de "romanesque" en lien avec le plaisir de lecture.
Le terme "romanesque" évoque ce qui est captivant, original, extraordinaire, et stimule l'imagination du lecteur.
Le plaisir du romanesque peut provenir à la fois des personnages et de l'intrigue, avec des rebondissements, des péripéties, et des destinées exceptionnelles.
Il y a aussi un plaisir dans l'identification aux personnages et dans les émotions suscitées par leur destinée souvent difficile.
La place de la morale dans le roman est ambivalente, puisque bien que les transgressions morales y soient présentées comme néfastes, le roman cherche aussi à captiver le lecteur en décrivant des comportements déviants.
En résumé, l'étude de Manon Lescaut dans ce parcours du bac français invite à explorer la marginalité des personnages et à analyser le plaisir que le romanesque de l'œuvre procure au lecteur, tout en interrogeant la place de la morale dans le récit.
1. Une intrigue pleine de péripéties
Manon Lescaut est un roman qui offre une intrigue riche en péripéties, captivant ainsi le lecteur par sa dimension romanesque. Malgré sa simplicité apparente, le récit est structuré de manière à maintenir un intérêt constant grâce à une succession d'événements et de rebondissements.
Structure narrative
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Le roman présente une structure linéaire, narré par le héros lui-même, avec peu d'interruptions, principalement celles de Renoncourt.
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La transition entre la première et la deuxième partie est fluide, sans rupture majeure, permettant à l'histoire de se dérouler de manière continue.
Alternance des aventures
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L'action progresse par alternance entre des moments d'aventures et de calme.
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Les aventures sont marquées par des coups de théâtre et des interventions des personnages secondaires, conduisant à des rebondissements constants.
Progression narrative
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La progression narrative s'intensifie progressivement, avec une gravité croissante jusqu'à la déportation de Manon en Amérique.
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Le récit se concentre sur l'amour entre Des Grieux et Manon, illustré à travers diverses péripéties.
Les menaces sur l'amour de Des Grieux
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Quatre tentatives de séduction de Manon représentent des menaces successives sur l'amour de Des Grieux : D'abord par M. de B., au tout début de leur installation à Paris ; puis ensuite par le vieux M. de G.M., puis par son fils, le jeune M. de G.M. et à la fin du livre, par celui qui s'appelle Synnelet, le neveu du gouverneur de la Nouvelle Orléans.
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Ces menaces mettent en lumière la profondeur de l'amour de Des Grieux alors que Manon comprend son importance seulement à la fin tragique du roman.
Péripéties marquantes
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Des événements clés, tels que l'incendie de la maison, le vol des affaires, et l'arrivée du jeune GM à Chaillot, perturbent régulièrement l'équilibre du couple.
Alternance de bonheur et de désespoir
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Le roman alterne entre des périodes de bonheur et de prospérité pour le couple et des périodes de troubles et d'inquiétude.
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Chaque période de calme est perturbée par un événement inattendu, rompant brusquement la sérénité des amants.
En somme, Manon Lescaut offre une intrigue rythmée par une série de péripéties qui maintiennent l'intérêt du lecteur tout au long du roman. L'alternance entre moments de bonheur et de désespoir contribue à créer une tension narrative constante, et l'art de Prévost consiste en grande partie à tisser une intrigue très romanesque.
2. Des scènes de passion et de tension
Le romanesque est marqué par des scènes intenses chargées de passion, d'émotion et de tension. Ces moments captivants sont essentiels pour le plaisir du lecteur. Nous allons explorer plusieurs de ces scènes emblématiques, en mettant en lumière le pathétique, l'extraordinaire, le suspense et même la violence qui caractérisent le récit.
Le pathétique
Scène de l'enlèvement à Saint-Sulpice
Des Grieux est au séminaire à Saint-Sulpice, séparé de Manon depuis plusieurs mois.
Retrouvailles dramatiques : Manon surprend Des Grieux à la Sorbonne, puis se rend à Saint-Sulpice pour le retrouver. Échange chargé d’émotion : Les retrouvailles sont marquées par l'embarras initial et évoluent vers une déclaration passionnée de leur amour. Elle le menace de mourir, il flanche et abandonne tout pour elle. Elle pleure, pris par l’émotion en racontant son histoire avec M. de B. qui ne l’a jamais rendue heureuse.
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Style théâtral : la scène est mise en scène de manière théâtrale, avec des gestes, des indications sur la position des corps des personnages (comme des didascalies) et des dialogues intenses
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Expression du pathétique : hyperboles, termes intensifs et questions rhétoriques soulignent l'intensité émotionnelle
Scène chez M. de G.M. fils
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Confrontation émotionnelle : Des Grieux retrouve Manon chez M. de G.M. fils après un rendez-vous manqué à la comédie
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Expression intense des émotions : les deux amants se déchirent et se réconcilient dans une série de gestes et de paroles passionnés
Des Grieux attend, entre dans le théâtre, et ne trouve personne. Il va voir T. et lui demande de faire venir M. de G.M. fils à lui pour pouvoir aller voir Manon pendant ce temps et la récupérer (dans les deux sens : qu’elle l’aime à nouveau et la prendre). Cela fonctionne : scène pathétique, (dialogue théâtral avec des sortes de didascalies) entre les deux amants, froideur, pleurs, reproches, attendrissement, tremblements, jalousie… elle se dit prête à aller avec Des Grieux « au bout du monde », et en même temps peine à accepter de le suivre. Elle part avec des cadeaux de M. de G.M. fils.
L'extraordinaire et le suspense
Il faut évoquer ici les évasions qui jalonnent le récit, créant à chaque fois une atmosphère de tension et de suspense.
Fuite d'Amiens
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Défi de l'obstacle : Manon et Des Grieux doivent contourner les obstacles de Tiberge et du mentor de Manon pour s'échapper d'Amiens
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Suspense : la préparation de la chaise pour la fuite et la nécessité de déjouer la surveillance ajoutent au suspense
Évasions successives de prison
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Évasion de Saint-Sulpice : Lescaut organise la fuite de Des Grieux en un enchaînement rapide d'actions
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Des Grieux et Manon échappent à leur emprisonnement avec des stratagèmes audacieux, mettant en scène des scènes dignes d'un film d'action
Le lieutenant décide six mois de prison. Des Grieux demander la visite de Tiberge (qui est encore à Saint-Sulpice) pour contacter Lescaut. Il donne à Tiberge une lettre avec une autre lettre dedans, qui doit arriver jusqu’à Lescaut : il lui demande de le visiter en se faisant passer pour son frère. Dialogue entre eux sur le vice et la vertu. Attendri, Tiberge accepte de prendre la lettre. Lescaut vient et Des Grieux lui demande un pistolet et d’attendre devant la prison avec quelques amis devant la prison. Au moment prévu, Des Grieux va voir le Supérieur, lui demande de le laisser sortir, puis le menace de son pistolet. Avant la dernière porte, un domestique arrive, saute sur Des Grieux qui lui tire dessus, et celui-ci tombe mort. Le Supérieur ouvre la dernière porte. Il va chez un traiteur avec Lescaut et ses amis pour fêter sa liberté retrouvée.
Évasion de Manon (avec la complicité de M. de T.), par déguisement d’elle en homme, puis fuite en carrosse (effusions amoureuses entre les deux amants dans le carrosse). À l’arrivée, Lescaut tabasse le cocher, à qui Des Grieux avait pourtant promis un louis d’or.
La violence inattendue
La brusque brutalité qui surgit dans les rues de Paris ajoute une dimension sombre et imprévisible à l'histoire
Assassinat de Lescaut
« À peine avions-nous marché cinq ou six minutes, qu’un homme dont je ne découvris point le visage reconnut Lescaut. Il le cherchait sans doute aux environs de chez lui, avec le malheureux dessein qu’il exécuta. « C’est Lescaut, dit-il en lui lâchant un coup de pistolet ; il ira souper ce soir avec les anges. » Il se déroba aussitôt. Lescaut tomba sans le moindre mouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours étaient inutiles à un cadavre, et je craignais d’être arrêté par le guet, qui ne pouvait tarder à paraître. J’enfilai, avec elle et le valet, la première petite rue qui croisait. »
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Un événement choquant : Lescaut est assassiné sans avertissement préalable, soulignant la brutalité du monde dans lequel évoluent les personnages.
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Impact sur l'histoire : L'assassinat de Lescaut bouleverse l'intrigue et marque un tournant tragique pour les protagonistes.
Les scènes de passion, de tension et de violence dans Manon Lescaut contribuent à faire de la lecture de Manon Lescaut une expérience profondément romanesque, où les émotions sont vives, les rebondissements sont nombreux et l'excitation est constante. Que ce soit par le pathétique des retrouvailles, l'audace des évasions ou la brutalité des événements inattendus, le roman suscite sans cesse le plaisir romanesque et maintient l'intérêt du lecteur jusqu'à la dernière page.
3. Un roman libertin ?
Nous nous interrogeons ici sur le caractère libertin de l'intrigue et des personnages dans Manon Lescaut de l'Abbé Prévost. Le libertinage s’entend ici comme la transgression des normes sociales et morales, notamment dans les relations amoureuses et sexuelles.
Libertinage aux XVII-XVIIIe s. : Liberté de pensée, transgression des normes religieuses et morales.
« Romans libertins » : Romans du XVIIIe siècle, tels que ceux de Crébillon et de Laclos, mettant en scène le plaisir sexuel et visant à susciter du plaisir chez les lecteurs.
Les personnages principaux
Manon : une « courtisane » qui défie les normes sociales par ses relations amoureuses et son enrichissement
« c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré. » : stratégie de séduction de Manon qui attire Des Grieux vers le vice
Tromperies successives de Manon et attirance pour l’argent. Traces très visibles : bijoux, colliers de perles et « agrandissement » de la fortune du couple
Le chevalier Des Grieux : impliqué dans une relation passionnée et tumultueuse avec Manon, il transgresse les conventions pour elle.
L’intrigue
L'enlèvement de Manon : acte de transgression initiale, soulignant l'audace et la liberté de Des Grieux, qui centre tout le roman sur une liaison hors mariage
Des scènes libertines
Scènes d'amour physique : expression du désir et de la transgression, comme le suggère souvent le mot « caresses » (connotation érotique évidente) :
Dans le carrosse vers Saint-Denis après fuite d’Amiens
« Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos hôtes nous regardaient avec admiration ; et je remarquais qu’ils étaient surpris de voir deux enfants de notre âge qui paraissaient s’aimer jusqu’à la fureur. »
Quand elle refuse que DG recontacte son père
« Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n’avais pas la moindre défiance de son cœur, j’applaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. »
Quand DG se demande si elle l’a trompé avec M. de B.
« Quelle raison aurait-elle eue de me tromper ? Il n’y avait que trois heures qu’elle m’avait accablé de ses plus tendres caresses, et qu’elle avait reçu les miennes avec transport ; »
Quand Tiberge le quitte après lui avoir fait la morale : vice doublement immoral
« Les caresses de Manon dissipèrent en un moment le chagrin que cette scène m’avait causé. Nous continuâmes de mener une vie toute composée de plaisirs et d’amour. »
Scènes de stratagèmes et de tromperies : utilisation de la séduction et de la manipulation pour atteindre les désirs, comme les stratagèmes liés à M. de G.M.
Le roman présente donc un caractère libertin à travers ses personnages, ses intrigues et ses scènes, mettant en lumière les désirs et les transgressions de ses personnages. Il nous offre un plaisir littéraire teinté d'interdit.
4. Plaisir de la marginalité : un personnage haut en couleur, le grand frère Lescaut
Le « romanesque » naît de la confrontation de la marginalité des personnages à ce qui représente dans le roman la norme sociale. Nombreux sont les personnages en marge de la société (une jeune fille « de naissance commune » qui fuit le couvent, un jeune homme noble qui fuit « l’Académie » car « enflammé tout d’un coup jusqu’au transport », qui commet un meurtre, des évadés de prison qui se déguisent, des réseaux de tricheurs professionnels et leurs règlements de comptes, des corsaires, les « pauvres habitants de la Nouvelle Orléans »…). Un qui est emblématique de la marginalité : Lescaut.
Le personnage de Lescaut dans le roman Manon Lescaut est un individu qui incarne plusieurs facettes de la société de l'époque. Lescaut est le frère de Manon Lescaut, l'héroïne éponyme du roman. Dès le départ, Lescaut est présenté comme un personnage marginal, à la fois dans sa position sociale et dans ses actions. D'un point de vue social, Lescaut appartient à la classe des "gens d'armes", ce qui signifie qu'il est un soldat de bas rang (privilèges et impunité). Bien qu'il fasse partie de l'armée, son statut n'est pas particulièrement élevé, ce qui le place en marge de la société aristocratique qui domine le récit. Cette position marginale est renforcée par son comportement souvent déviant par rapport aux normes sociales établies.
Circonstance de son apparition : Manon veut aller à Paris, mais c’est plus cher, et Des Grieux accepte de louer un meublé. Un frère habite la même rue, et il s’incruste chez eux avec des amis, emprunte de l’argent.
« Manon avait un frère qui était garde du corps. Il se trouva malheureusement logé à Paris dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement ; et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il l’accabla d’injures et de reproches. »
Un modèle de vice pour Des Grieux, qui va parfois un peu trop loin pour le héros
« c’est un fonds excellent de revenu pour les petits que la sottise des riches et des grands. Ces pensées me remirent un peu le cœur et la tête. Je résolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, frère de Manon. »
Lescaut propose que Des Grieux se prostitue lui-même auprès de riches femmes de Paris
« Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle à Manon. »
Le jeu
« Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’être expliqué : qu’entreprendre de jouer simplement, avec les espérances communes, c’était le vrai moyen d’achever ma perte ; »
Lescaut est impliqué dans des activités douteuses et moralement répréhensibles, comme le jeu et la prostitution, ce qui le place en marge des valeurs morales de la société. Sa relation avec Manon est également révélatrice de sa marginalité. Bien qu'il soit son frère et qu'il cherche à la protéger, leur lien est souvent teinté de manipulation et d'exploitation. Lescaut utilise parfois Manon pour ses propres intérêts, la mettant en danger ou la poussant à adopter des comportements immoraux pour satisfaire ses désirs personnels. Il propose de vendre le corps de Manon.
« — À propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse ? N’avez-vous pas toujours avec elle de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait vous entretenir, vous, elle et moi. » Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; qu’il connaissait un seigneur si libéral sur le chapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon.
Je l’arrêtai. « J’avais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ».
Lescaut, complice des évasions
- L’évasion de DG, en lui apportant le pistolet et en l’attendant à la sortie
- À la fin de l’évasion de Manon, Lescaut tabasse le cocher, à qui Des Grieux avait promis un louis d’or
Une mort à l’image de sa vie
Il est assassiné dans la rue devant chez lui.
« À peine avions-nous marché cinq ou six minutes, qu’un homme dont je ne découvris point le visage reconnut Lescaut. Il le cherchait sans doute aux environs de chez lui, avec le malheureux dessein qu’il exécuta. « C’est Lescaut, dit-il en lui lâchant un coup de pistolet ; il ira souper ce soir avec les anges. » Il se déroba aussitôt. Lescaut tomba sans le moindre mouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours étaient inutiles à un cadavre, et je craignais d’être arrêté par le guet, qui ne pouvait tarder à paraître. J’enfilai, avec elle et le valet, la première petite rue qui croisait. »
Donc Lescaut est un personnage qui évolue dans les marges de la légalité. Son implication dans des activités criminelles, telles que le jeu et le trafic d'influence, le place en marge des normes légales de la société. Sa propension à rechercher le profit personnel, même au détriment des autres, souligne sa nature égoïste et opportuniste, le distinguant comme un individu marginal dans le tissu social du roman.
5. Des modèles de moralité parmi les personnages secondaires : le père de Des Grieux, l’ami fidèle Tiberge
Effets sur les lecteurs :
- Renforcer le contraste avec les « personnages en marge » et le plaisir du lecteur pour la transgression
- Véhiculer un message moral ou du moins faire réfléchir le lecteur sur la morale et la bonne manière de mener sa vie
Tiberge, l’ami fidèle et le modèle de moralité et de religion
Des Grieux le nomme : « Mon ami Tiberge », « mon cher Tiberge », « le bon Tiberge »
Première apparition dans le roman : « Tiberge, quoique âgé seulement de trois ans plus que moi, était un garçon d’un sens mûr et d’une conduite fort réglée. »
- Dévotion religieuse : Tiberge est un homme d’Église, un abbé, ce qui implique une dévotion et une moralité associées à sa position. Il est décrit comme étant pieux et fidèle à ses croyances religieuses.
- Intégrité morale : Tout au long du roman, Tiberge conserve une moralité inébranlable. Il reste fidèle à ses principes même lorsque ceux-ci sont mis à l’épreuve par les actions de Des Grieux et de Manon. Ex. Quand Lescaut propose à Des Grieux de prostituer Manon et d’organiser un système de triche au jeu, Des Grieux hésite, et il pense à son père, puis à Tiberge, ce qui le remet au moins partiellement dans le droit chemin.
- Bienveillance et compassion : Tiberge est également caractérisé par sa bienveillance envers les autres personnages. Il prend soin de Des Grieux après le départ de Manon et l’encourage à suivre la voie de la vertu malgré les tentations.
Rendez-vous avec Des Grieux au Palais-Royal : Tiberge, triste de ne pas réussir à ramener son ami dans le droit chemin, est partagé entre aider son ami dans le péché et l’abandonner, et Des Grieux lui arrache une nouvelle fois de l’argent (100 pistoles).
Des Grieux en prison, demande la visite de Tiberge (alors à Saint-Sulpice) pour contacter Lescaut et organiser son évasion :
« Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé depuis cinq ou six mois que j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé. Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée ; enfin il m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement : il s’en aperçut. »
Il donne à Tiberge une lettre avec une autre lettre dedans, qui doit arriver jusqu’à Lescaut : il lui demande de le visiter en se faisant passer pour son frère. Dialogue sur le vice et la vertu. Attendri, Tiberge accepte de prendre la lettre.
- Sagesse et conseil : Tiberge joue un rôle crucial en tant que mentor pour Des Grieux. Il lui prodigue des conseils sages et l’aide à prendre des décisions éclairées tout au long de son parcours tumultueux.
À la fin, Des Grieux semble prendre le chemin représenté par Tiberge pendant toute l’histoire. Il décide de se consacrer à Dieu et de donner une sépulture à Manon, qu’il révère. Tiberge débarque et ils restent tous les deux là plusieurs mois. Ils sont rentrés depuis 15 jours en France et il apprend la mort de son père. Il doit retrouver son frère.
La figure du père de Des Grieux
Père : indulgent et bienveillant au moment où il récupère son fils. Après le Châtelet, il vient encore le sauver. Mort à la fin : regret de Des Grieux, les innocents meurent.
Le Supérieur de la prison de Saint-Lazare
Il veut, à Des Grieux, « inspirer le goût de la vertu et de la religion », même au moment de l’évasion qui le surprend : mais comment Des Grieux « si doux et si aimable » a pu faire ça ? Il fait des compliments à Des Grieux sur son « fond de rectitude morale ».
6. Entre tentation du plaisir et discours moral, un roman ambigu
Quand on lit Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, on se pose sans cesse la question de savoir si le roman est davantage un ouvrage de morale ou de plaisir.
Plaisir du romanesque et du libertinage
Plaisir de l'intrigue : Le roman est riche en péripéties, offrant au lecteur une intrigue dynamique et captivante.
- Scènes passionnées et tendues : Les épisodes sont pleins de passion et de tension, engageant émotionnellement le lecteur.
- Plaisir du libertinage et de la transgression : Le roman met en avant des plaisirs liés au libertinage et à la transgression morale, en particulier concernant l'amour et les normes sociales. Le personnage de Lescaut incarne cette marginalité, renforçant l'attrait pour la transgression.
- Manon comme figure libertine : Dès sa rencontre, Manon est présentée comme l'incarnation du libertinage, éveillant une curiosité chez le lecteur qui n'est pas nécessairement morale.
La dimension édifiante et moralisatrice
- Personnages incarnant la moralité : Tiberge et le père de Des Grieux symbolisent la morale et la religion.
- Le pacte de lecture : Dès les premières pages, notamment à travers l' « Avis au lecteur », le roman se présente comme un outil d'instruction morale, en utilisant des exemples concrets plutôt qu'une leçon magistrale.
- Traitement de la vertu : Le récit est décrit comme un « traité de morale réduit agréablement en exercice », visant à rendre les lecteurs plus vertueux par l'exemple des aventures de Des Grieux. « Il ne reste donc que l’exemple qui puisse servir de règle à quantité de personnes dans l’exercice de la vertu ».
- Fin morale du roman : La mort tragique de Manon et le retour de Tiberge à la fin peuvent être vus comme une conclusion morale, soulignant la punition pour les égarements et le retour au droit chemin.
Ambiguïté du roman
Récit et narration : Le roman est relayé par des narrateurs (Renoncourt et Des Grieux) dont la fiabilité est questionnée, introduisant une ambiguïté sur la véracité et la sincérité des récits.
Auto-disculpation de Des Grieux : Des Grieux semble souvent se disculper en rejetant la faute sur les autres, ce qui complexifie la réception de son récit.
Ambiguïté de la morale finale : Bien que la fin du roman semble apporter une morale, la sincérité de Des Grieux reste douteuse, car il pourrait simplement vouloir plaire à Tiberge.
Interprétation ouverte : Le caractère ambigu de Des Grieux, mélange de vertu et de vice, reflète le roman lui-même, obligeant le lecteur à rester actif et à interpréter constamment les événements.
En conclusion, Manon Lescaut oscille constamment entre plaisir et morale, créant une œuvre complexe et ambiguë qui engage le lecteur à réfléchir par lui-même, sans lui donner de solution toute faite.
7. Un récit ancré dans la réalité contemporaine, mais surtout une course tragique vers le malheur
Un fond réaliste et contemporain…
On peut aussi lire Manon Lescaut comme une sorte de tragédie ancrée dans la réalité contemporaine de son époque, contrairement aux tragédies classiques du XVIIe siècle qui mettent en scène des personnages de haute condition dans des contextes éloignés. Dans Manon Lescaut, les événements sont facilement datables de l'époque de la Régence, avec des références claires aux années 1720, une période marquée par la colonisation du Mississippi, la dissipation et la spéculation, ainsi que les déportations.
… mais un espace et un temps tragique
Mais la réalité dans ce roman, bien qu'ancrée dans le contemporain, ne sert pas à créer un réalisme descriptif mais plutôt à se poser en obstacle aux actions des personnages, en particulier celles de Des Grieux. La confrontation entre les rêves de Des Grieux et la dure réalité crée un drame dominé par des sentiments d'angoisse, de regret et de culpabilité. La narration, principalement assurée par Des Grieux lui-même, renforce cette dimension tragique.
Les moments de bonheur entre Manon et Des Grieux sont fugaces et quasi irréels, avec l'essentiel de l'action resserré autour des personnages, créant un symbole du temps et de l'espace oppressif. L'argent joue également un rôle crucial, représentant un obstacle insurmontable qui contribue à l'échec des projets des héros.
La structure temporelle du roman accentue cette tragédie : le temps vécu par les personnages et le lecteur s'accélère vers un dénouement inévitablement catastrophique. Les actions des personnages sont constamment freinées par des détails pratiques ou des contraintes matérielles, illustrant une fatalité inéluctable. Les préparations minutieuses d'évasion échouent toujours pour des raisons parfois triviales, soulignant l'impuissance des héros face à leur destin.
Le réalisme de Manon Lescaut n'est pas descriptif mais tragique, servant à renforcer le drame plutôt qu'à peindre un tableau de l'époque. Les personnages restent prisonniers de leurs rôles et de leurs choix initiaux, incapables de changer leur destin. Les dialogues entre Des Grieux et Manon montrent l'évolution du conflit, accentuant la progression tragique de leur histoire. La scène finale met en lumière l'incompréhension fondamentale entre les deux amants, soulignant l'insolubilité de leur dilemme et la vision pessimiste de l'existence humaine par l'Abbé Prévost.
8. Une tragédie de la passion amoureuse
Manon Lescaut illustre le choc entre une illusion sentimentale et la réalité : dans ce sens, on peut y voir une vision de la vie, peut-être celle de l’auteur, car cela ressemble beaucoup à sa propre vie, pleine, mouvementée et toujours radicale, mais voué fatalement à l’échec et au malheur.
L’échec fatal du cœur romanesque de Des Grieux : de la passion à la lucidité
L'histoire dépeint l'échec du cœur romanesque de Des Grieux, sa montée en sensibilité, et sa transformation vers un deuil total accompagné d'une douleur immense qu'il assume. Au début du roman, Des Grieux est un jeune garçon innocent sortant à peine du collège, découvrant la vie par l'amour. Cet amour innocent est souligné par l'insouciance et l'ardeur des deux jeunes amants, Des Grieux et Manon. Des Grieux, naïf et crédule, est puni de son innocence comme un enfant, sa tristesse et ses emportements faisant sourire son père (et le lecteur aussi…). Sa passion initiale est irresponsable, vécue comme un rêve enfantin.
Au fur et à mesure que l'histoire progresse, Des Grieux perd progressivement son innocence. Lors de la seconde période de leur relation, il tente de préserver cette innocence par des jeux et des déguisements, se réfugiant dans une parodie de son passé. Il joue le rôle de petit frère de Manon et joue une mascarade dangereuse qui maintient une illusion enfantine mais risque de se retourner contre eux.
Le bonheur absolu : une quête vouée à l’échec
La tragédie de Des Grieux est marquée par un refus total de tout type de compromis. Son amour passionnel est une maladie qui le mène au désordre et au dérèglement. Son désir d'échapper à la médiocrité de la réalité est vain, ce qui conduit à un dénouement tragique où il fait le deuil de son bonheur fantasmé.
Le récit de Des Grieux est aussi une défense face à son père, qui, admirable mais finalement sévère, finit par condamner son fils à cause de son amour pour Manon. Cette opposition se reflète dans la société de l'époque, où l'amour passionnel est exclu et Des Grieux est contraint de mentir, de devenir imposteur et de se révolter.
La relation entre Des Grieux et Manon met en lumière le conflit entre une passion sincère et la réalité sociale et religieuse. Manon, de naissance modeste, incarne une forme de vulgarité aux yeux de l'époque, tandis que Des Grieux, noble de naissance, s'abandonne à la déchéance sociale par amour. Il accepte de perdre toute sa noblesse et devient libertin, voleur et hypocrite.
Prévost, par cette vision pessimiste, dépeint une réalité triomphante et une existence humaine tragique, marquée par une passion destructrice et une réconciliation désenchantée avec les règles de l'honneur et de la religion.
9. Un roman et une vision de la vie « picaresque » ?
Le roman picaresque, qui trouve ses origines en Espagne avec des œuvres comme La vie de Lazarillo de Tormes, se distingue par certains traits essentiels :
Autobiographie fictive : Le héros raconte ses propres aventures, souvent extravagantes. Manon Lescaut est raconté à la première personne par Des Grieux, qui partage ses aventures et mésaventures avec le lecteur.
Héros de basse condition : Les protagonistes sont généralement des jeunes gens pauvres ou marginalisés. Contrairement au picaro typique, Des Grieux n'est pas de basse condition ; il est noble. Cependant, il vit des situations de marginalité et de déchéance, notamment en raison de son amour pour Manon.
Itinérance : Le héros voyage beaucoup, explorant divers milieux sociaux.
Satire sociale : Ces romans exposent les hypocrisies et les injustices des différentes couches de la société.
Pessimisme et réalisme : Le ton est souvent moralisateur, pessimiste, et les descriptions sont réalistes, parfois sordides.
Échec et repentir : Le héros échoue souvent dans ses tentatives d'améliorer sa condition et finit par se repentir. Des Grieux ne parvient jamais à stabiliser sa relation avec Manon ni à améliorer durablement sa condition, ce qui rappelle l'échec typique du picaro. Toutefois, son repentir est ambigu car il reste fidèle à son amour pour Manon jusqu’à la fin.
Comique désenchanté et moralité : Le roman contient des éléments de comique désenchanté, notamment lorsque Des Grieux justifie ses actions immorales. Il est conscient de la nature basse de ses actes, le lecteur aussi.
Un comique désenchanté
Des Grieux est conscient du caractère banal et misérable de ses aventures. Et il lui arrive même, deux fois, d'avouer sa honte quand il pratique la tricherie ou l'hypocrisie. Il donne alors à lui-même et à ses problèmes, à ses déboires, une sorte de comique désenchanté qu’on peut nommer picaresque. Son excuse préférée, pour justifier sa conduite (entretenir une maîtresse de basse condition et s’adonner au jeu) consiste à dire : mais moi je fais comme tout le monde, à commencer d'ailleurs par les princes, les ducs, les évêques, les grands de ce monde ! C'est dans ces termes-là que Des Grieux rapporte ce qu'il disait à Tiberge, quand ce dernier cherchait à le raisonner :
« Quelquefois je le raillais agréablement, en présence même de Manon, et je l'exhortais à n'être pas plus scrupuleux qu'un grand nombre d'évêques et d'autres prêtres qui savent accorder fort bien une maîtresse avec un bénéfice. »
On voit ici son argument principal pour justifier sa conduite : mais tout le monde fait ça, alors pourquoi pas moi ? Pourquoi je ne tricherais pas comme les autres ? Pourquoi je ne volerais pas les honnêtes gens ? Et pourquoi je n'entretiendrais pas une maîtresse tout en étant quelqu'un de religieux et de conforme à la morale de la société ? On voit ici qu'il s'agit vraiment de quelque chose de picaresque dans la mesure où c'est lié à une forme de comique désenchanté.
Comique parce que c'est prendre les choses à la légère, et désenchanté parce que c'est avec la conscience en même temps que tout ça n'est pas très bien. C'est le comique de celui qui sait qu'il a perdu ses illusions, qui sait qu'il agit mal et qui, en même temps, tente de le prendre à la légère.
Le goût du jeu et du risque
Et on pourrait ajouter un autre élément, c'est le goût que prend Des Grieux à jouer, à faire la comédie. Il est en cela instruit par Manon, par Lescaut, par Monsieur de T. aussi, et il mène plusieurs jeux comme un vrai rusé. Et même, on pourrait dire qu'il apporte à la duperie, dans un certain nombre de moments du roman, un certain style. Il aime la mise en scène et il aime faire un chef-d'oeuvre du genre de la duperie, s'amuser de dela. Et un héros picaresque est un drôle, qui fait rire le public de son habileté, un peu comme un valet de comédie. Et dans le cas du vieux G.M., le luxe de l'intrigue consiste à jouer une comédie qui est extrêmement dangereuse. Parce qu'on va très près d'être démasqué. Et Des Grieux qui est déguisé, multiplie les équivoques quand il est censé être le frère de Manon, et il va jusqu'à faire le portrait du vieux G.M., alors qu'il est là, à table, pour se moquer de lui, ce qui fait rire Manon, rire Lescaut, mais qui en même temps est un jeu qui est extrêmement risqué, et qui fait aussi très fortement trembler Manon et son frère Lescaut.
Et avec le jeune G.M., Des Grieux lance avec le plus grand style possible une vraie mise en scène, un chef-d'œuvre de tromperie, qui consiste à lui donner l'illusion de gagner pour finalement le frustrer de sa victoire :
« je ne pouvais me venger plus agréablement de mon rival qu’en mangeant son souper et en couchant cette nuit dans le même lit qu’il espérait d’occuper avec ma maîtresse »
Il y a ici chez Des Grieux un art de la duperie et une part d'insouciance qui vient du désir d'oublier la réalité et de vivre tout entier à leur caprice. Des Grieux plaisante avec Manon, mais ils plaisantent sur « le bord de l'abîme », comme dit le critique Jean Sgard.
La poursuite consciente d’un bonheur illusoire
Et tout ce qu'il y a de comique dans Manon Lescaut s'explique en fait par le désir, finalement vain, de montrer que la vie n'a pas beaucoup de valeur, que les actes n'engagent pas. La vie est faite d'une suite d'illusions et de cauchemars, et dont le héros se réveille finalement innocent et comme K.O. Mais il possède, comme un picaro la liberté tragique, c'est-à-dire qu'il consent de manière lucide au destin. Il ne le subit pas complètement. Il ne renie pas la passion, c'est sa raison d'être, et au dénouement, il reste fidèle à lui-même et aux souvenirs de Manon. En ce sens-là, c'est un homme qui est libre : il est engagé tout entier dans cette passion parfaite qu'il veut vivre et il a choisi de vivre par l'amour et pour l'amour. Et donc il ne regrette rien et son récit est une apologie de la déraison, une apologie de l'amour même s'il mène à la catastrophe finale ou à l'ensemble des catastrophes finales.
Des Grieux parle à son père de sa « fatale passion » :
« Fatale passion ! hélas ! n’en connaissez-vous pas la force ? et se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n’ait jamais ressenti les mêmes ardeurs ? L’amour m’a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle, et peut-être trop complaisant pour les désirs d’une maîtresse toute charmante ; voilà mes crimes. »
Tout cela, c'est son choix et, finalement, c'est sa seule raison de vivre. Et n'importe quel autre type de vie lui aurait paru morne, monotone. Et tout ça ne l'empêche pas, donc, de défier sa famille, de défier la société, et même de défier Dieu. Et on peut donc dire enfin que Manon Lescaut est une sorte d'apologie picaresque de l'amour, une défense, un éloge de l'amour. Des Grieux aime Manon : l'éclat, ce qui brille, l'insouciance, la promesse du plaisir… Il sait pourtant que c’est un mirage, quelque chose qui ne va pas se vérifier dans la réalité. Et il poursuit jusqu'en enfer cette fausse image du bonheur.
Plus largement, l'Abbé Prévost fait donc l'éloge d'une vie picaresque, c'est-à-dire d'une vie qui est portée par le cœur, et qui est portée par un élan qui va vers un bonheur, mais un bonheur qui est consciemment chimérique, c'est-à-dire que le héros sait que c'est une illusion, et même une source d'erreurs et de souffrances infinies. Mais il y va quand même, et c’est une forme d’éthique picaresque.
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